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Des mondes de musiques

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Charles Duvelle

Le sourcier blanc

Par Erwan Larzul

Charles Duvelle vient de clore l'Aventure dans sa quatre-vingt-et-unième année. Compositeur, musicologue, producteur, photographe, voyageur, il a quitté ce monde dont, en artisan discret, il a contribué à forger la mémoire universelle, transportant, d'un continent l'autre, des flambeaux de musique, d'humanité, de beauté.

Musicien à l'écoute, il a été cueillir le chant des autres, avec passion, curiosité, générosité. Témoin de son siècle, avide de découvertes, passionné de rencontres et de musique, on ne s'étonnera pas que ses pas aient croisé ceux de Jean Rouch et Damouré Zika ou Pierre Verger : les grands esprits... Ils sont en effet quelques-uns, au siècle précédent, à avoir intuitivement, spontanément, pensé dans le même temps le présent et la mémoire, l'ici et l'ailleurs, le même et l'autre, et de mettre au service de leur projet les technologies nouvelles, la photo, les enregistrements sonores, le cinéma. Tous concepts aujourd'hui évidents mais qui ont nécessité d'être incarnés et portés pour construire la notion d'un patrimoine culturel mondial. Dans le champ musical qu'il explorera, son nom rejoindra ainsi ceux des précurseurs Constantin Brăiloiu, Alan Lomax ou Frances Densmore.

De l'Indochine à la rue Beaujon

Né en 1937 à Paris, à trois mois, il embarque avec sa mère pour l'Indochine où son père exerce la fonction d'administrateur colonial. De cette enfance en Asie — il y reste huit ans — Charles conserve des odeurs, une autre conception du temps et le souvenir d'un empire colonial déclinant. Le retour en France, à l'issue de la guerre, est abrupt. La capitale lui semble froide et sale. Il suit une scolarité chez les Oratoriens puis au lycée Jacques Decour. Dans les pas de sa mère, pianiste, il entre ensuite au conservatoire de Paris et suit une formation classique. Devenu compositeur, le jeune Charles répond parfois à des commandes de musiques de film, dont celle d'un réalisateur désireux d'atmosphères africaines. Charles n'y connaît rien, il se fait renseigner et obtient finalement une adresse, rue Beaujon, à proximité de l'avenue Hoche. Au dernier étage d'un immeuble, où siégeait la SOFIRAD (société gérant alors Europe N° 1 et RTL), il entre alors dans les anciens locaux de la Société de Radiodiffusion de la France d'Outre-Mer (dirigé par Pierre Schaeffer), lequel vient de déménager rue d'Amsterdam. Nous sommes en 1959.

Rue Beaujon, aux portes de l'Afrique

Colporteur des mémoires

Ce drôle de grenier magique, cet étage déserté, recèle un trésor. Composé de plusieurs pièces sous les combles, dont un studio, on y trouve des magnétos et surtout des bandes en tas, non classées, des enregistrements des quatre coins de l'ex-empire colonial, allocutions, discours d'indépendance, musiques, ambiances, bruitages, archives informelles des pionniers de la radio. Il y avait là, la base de ce qui allait devenir la phonothèque. Charles écoute, il n'est plus question de cette musique du film pour laquelle il est venu, il s'immerge dans les musiques Dogon, Bamoun...  : « C'est une vraie découverte. Je voulais être compositeur de musique nouvelle, je dis nouvelle, car je n'étais pas très emballé par la musique contemporaine classique de l'époque, archi-écrite, très intellectuelle, à mille kilomètres de la sensualité, de l'oralité... Une fausse opposition que l'on retrouve aussi entre musique classique et musique populaire. Là, je découvrais enfin des musiques nouvelles, et contemporaines... Pourquoi le mot contemporain était-il uniquement attribué à la musique occidentale alors qu'il existait une musique contemporaine partout dans le reste du monde ? J'ai découvert des choses extrêmement intéressantes, aussi bien dans le traitement du rythme, les timbres, que les enchaînements et combinaisons mélodiques, des choses qui n'avaient rien à voir avec mon univers musical.» Ici naît une passion qui ne le quittera plus. Charles continuera de composer mais comme en arrière-plan  : « J'ai consacré l'essentiel de mon temps à l'étude et la publication de ces musiques mais je ne les ai pas « digérées » pour ma pratique personnelle, qui est finalement restée assez occidentale (intéressé par la musique électronique, il pratiquera notamment les premiers synthétiseurs, tels l'Odyssey ou le Prophet, qui inspirera le nom du label éponyme. »

Ces enregistrements de la rue Beaujon, « c'était un trésor existant, et qui était continuellement alimenté par toutes les radios francophones. » Le regard de Charles est clair et attentif, malgré les années, on imagine sans peine la détermination que devait déjà dégager le jeune homme tant elle lui paraît chevillée au corps. Il est logiquement engagé par la SORAFOM comme phonotécaire. Il étoffe ce nouveau service avec quelques collaborateurs. Les souvenirs remontent : dans ce studio où il avait pénétré pour la première fois trois ans plus tôt, un dimanche, en toute simplicité, il avait enregistré quatre grandes voix de la négritude : Léopold Sédar Senghor, alors président, Aimé Césaire, Jacques Rabemanjara, Léon-Gontran Damas... Plus tard, Serge Gainsbourg, se présente aussi au studio pour écouter des musiques africaines dont il s'inspirera.

Charles Duvelle Photo DR

Nous sommes dans les années 60. Tout un pan du monde semble converger rue Beaujon. Pour Charles, cependant, il s'agit encore d'un voyage immobile : porté par sa vision, le label Ocora devient bientôt une référence de l'ouverture musicale mais lui n'a pas encore posé le pied en Afrique. L'occasion se présente lors le directeur de la SORAFOM accepte de l'envoyer en mission de formation pour organiser les phonothèques des radios locales. Il part alors avec caméras, Rolleiflex et enregistreurs. Ce sera le début d'une aventure d'un demi-siècle pendant laquelle Charles parcourra essentiellement l'Afrique, mais aussi l'Amérique, la Papouasie-Nouvelle Guinée, l'Inde.

 

Là où bat le coeur de la musique

Cette entreprise acharnée de transmission, cette aventure puissamment humaine, Charles l'a consignée dans une œuvre phonographique dense et protéiforme, dont on retrouve l'essentiel sur les labels Ocora et Prophet (il avait aussi fait don, de son vivant, de ses archives au musée du Quai Branly). Une entreprise minimaliste qu'il l'a mené au plus près des peuples pour capter leurs rumeurs, leurs chants, leurs musiques, en des terres reculées, en des cérémonies et des traditions pour certaines disparues. Mais ici, les mots seraient de peu d'effet, il faut écouter pour entendre.

Joueur de Harpe photo Charles Duvelle

Charles était en effet aussi sensible à l'acoustique naturelle des lieux, car la magie opère« quand le chant des pygmées résonne dans la canopée. » Il savait aller à la rencontre des hommes et se mouvoir parmi eux, « faire confiance au hasard, l'improvisation, s'adapter aux situations » pour capter l'instant. En écoutant ses enregistrements, cette mobilité subtile transparaît dans les sons recueillis longtemps par un enregistreur Nagra, créant un sentiment troublant d'intime proximité, par delà l'espace et le temps. La musique, « pratique biologiquement nécessaire parmi tous les peuples » était liée, selon lui, à un contexte plein ; c'est donc naturellement que Charles y associât dès les origines une dimension photographique. Des photos qui illustrèrent ses albums et agrémentèrent les livrets riches et documentés qui les accompagnaient. Un pan de son œuvre qui serait sans doute resté au second plan si Hisham Mayet et les éditions américaines Sublime Frenquencies n'avaient, tout récemment, publié une anthologie d'exception.

Charles Duvelle nous a quitté, il ferme derrière lui la porte d'une aventure, celle d'un siècle bouleversé, riche d'espaces, d'inconnu et de diversité, dont ses enregistrements atemporels seront notre héritage.

 

http://www.sublimefrequencies.com/

Erwan Larzul : Ma rencontre avec Charles Duvelle "le colporteur des mémoires"

Féru de musiques du monde en général et de musiques de l'Océan Indien en particulier, j'avais bien sûr, par devers moi, quelques volumes des collections Ocora et Prophet, et le nom de Charles Duvelle, particulièrement récurrent sur les éditions des années 60 et 70, ne m'était pas inconnu — d'autant qu'il réapparaissait aussi dans les collections du Quai Branly. Lorsque un jour Yuna Le Braz (aka DJ Wonderbraz), passionnée de sons et de vinyles, m'invite à venir écouter chez elle l'une de ses dernières acquisitions, une « surprise », je m'attends bien sûr à un enregistrement malgache – car je ne fais pas mystère de mon engouement pour les musiques de l'Île Rouge. Il s'agissait en effet d'album Ocora, sobrement intitulé « Musique malgache » avec la photo de deux musiciens jouant du jejy voatavo. (Cithare sur bâton). « Enregistrements sonores de 1963, texte, photographies et réalisation Charles Duvelle ».

 

Je m'attendais à quelque chose en rapport avec Madagascar mais je ne m'attendais pas à ce que j'allais entendre. Peut-être aussi le son vinylique participât-il du chamboulement qui se produisit en moi. Ces chaudes voix d'outre-tombe, ces rythmiques fiévreuses, cette magie sonore captée au plus près, au plus juste, résonna en moi comme un hommage inédit au Madagascar éternel. De ce moment, je décidai de le rencontrer. J'obtins son contact par Philippe Krümm, auquel je propose, pour Trad Mag, un article sur son travail photographique, nous sommes en 2016. Charles accepte de me recevoir et je me rends à à deux reprises dans son appartement de Boulogne. Nous parlâmes longuement, notamment de cette Grande Île, qu'il avait gardée au cœur.

 

À droite Erwan Larzul avec Raprosy, chanteur-musicien betsileo, et sa compagne Olga - Fianarantsoa 2013 photo DR