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Des mondes de musiques

 En lisant avec gourmandise les articles de 5planètes.com, vous pouvez écouter Canal Breizh, en cliquant sur le logo.

 

 

 

 

 

 

 

Est-il possible de chanter ce monde ?

Etienne Bours

« Si l’on pouvait mourir de honte, il y a longtemps que l’humanité ne serait plus là » (Romain Gary - La promesse de l’aube).

Nous, rédacteurs de 5planètes, sommes des vieux de la vieille. Quelle vieille ? Allez savoir ! En tout cas, nous ne sommes plus des gamins, nous avons bourlingué, nous avons écouté des tonnes de musiques différentes. Nous avons participé, d’une manière ou d’une autre, au mouvement folk né dans les années 60 et rendu visible et tangible dans les années 70. Nous avons poursuivi avec un intérêt grandissant et une saine curiosité pour toutes les expressions musicales du monde. Et nous voilà, cheveux gris ou blancs, à alimenter ce site pour partager nos passions, transmettre nos découvertes, faire découvrir cette formidable diversité des musiques de notre planète – de nos cinq planètes ou continents…

A nous lire, à deviser avec mes confrères d’écriture, à réfléchir à ce qui nous touche, il m’arrive d’avoir peur que ce site devienne un site de vieux dont une partie non négligeable serait une nécrologie. Mea culpa : j’en suis responsable moi-même. Prenez le temps de regarder la « cérémonie » de remise des prix Musiques du Monde de l’Académie Charles Cros ; vous y verrez défiler dès le début la liste de ceux qui nous ont quitté depuis un an.

Au regard de tous ces noms d’artistes importants, on se rend compte que nous n’en avons salué que quelques-uns dans nos écrits. Non par oubli ou négligence mais parce que, précisément, notre objectif n’est pas de développer une rubrique nécrologique trop lourde. Et pourtant ! Ils nous ont quitté mais nous ont laissé une œuvre qu’il est encore temps, si pas urgent, de découvrir ou redécouvrir. Je n’en citerai que deux qui sont partis tout récemment et dont la disparition me touche particulièrement. Jean-Loup Baly d’abord.

 

Jean-Loup Baly - Photo DR

Ce musicien chanteur atypique fut l’un des créateurs de Mélusine, il fut parmi les premiers à pousser l’accordéon diatonique dans les oreilles des néophytes (Spécial Instrumental Accordéon diatonique avec Jean Blanchard sur Le Chant du Monde en 1975). Il fut conteur, il fut bien plus encore avec une personnalité hors du commun. Vous pouvez lire un bel hommage sur un site que je viens de découvrir : CLIC 

 

J’aimerais aussi saluer la mémoire de la grande chanteuse anglaise Norma Waterson, épouse de Martin Carthy et maman d’Eliza Carthy. Norma fit évidemment partie des Watersons, groupe incontournable de la chanson traditionnelle a capella.

Elle a chanté en solo, en duo, en trio, en groupe. Sa voix avait le goût de la bière et la couleur du ciel de la Grande Bretagne, quelque chose de fort, un ton qui ne triche pas mais qui est capable de faire passer les émotions et les éclats parce que le vent les pousse comme il pousse les nuages. Certains nous ont quitté. D’autres restent et continuent à pousser de la voix et de l’instrument. Certains ont également contracté diverses nuances de gris dans leurs cheveux. Et pourtant ils chantent encore. Et pourtant leurs chansons d’hier sont parfois d’une pertinence effarante aujourd’hui encore, parfois plus de trente ans après leur création.

Alors face à ce monde en dérive (j’ai été tenté d’écrire ce « putain de monde », « this fucking world ») on se souvient. Des chansons remontent à la surface, comme des bulles d’air et d’évidence, souvenirs incroyables d’une autre époque qui malheureusement ressemble furieusement à celle que nous vivons en ce moment. Bégaiement effrayant de l’histoire de l’humanité que nombre de chanteurs ont tenté de traduire en chanson, en slam, en rap. Coup de colère, éclair de lucidité, regard désenchanté qui se chante, amertume partagée en musique, les chansons qui nous disent le monde dans lequel nous devons vivre sont nombreuses. Il m’en revient une, essentielle, étonnante à réécouter 39 ans plus tard. Il s’agit de Je ne hurlerai pas avec les loups que Gilles Servat sortit en 1983 sur l’album éponyme. Une prouesse de 16 minutes sur une musique assez jazz rock typique de l’époque (et superbement jouée).

Servat fait le tour du monde des luttes, depuis le combat de Plogoff contre la centrale nucléaire jusqu’à l’Afghanistan, où s’enlisait alors une certaine armée rouge, en passant par la Pologne. Et le chanteur récite autant qu’il chante, entre slam et rap avant la lettre. Et, passez-moi l’expression, on en prend plein la gueule. Mais cette colère musiquée n’est pas une arme létale, elle est un cri de ras-le-bol, un souffle de résistance, un constat d’une gravité profonde.

« Camarades, peuple des tourbillons, peuple des vents cinglants, peuple des cyclones irrésistibles, peuple des ouragans de l'histoire, un hiver terrible étend sa banquise sur l'espace de vos vies, et sous l'emprise de ses glaces, vos pensées sont prisonnières. Aujourd'hui, l'armée rouge, pour que rien ne se passe, tire sur tout ce qui bouge! Demain, ses cibles seront les vagues, ou le feuillage sous la brise, ou le courant des fleuves, ou l'éclosion des fleurs vermeilles »…

La chanson n’est donc pas une affaire de bisounours à moins de préférer les resucées gnangnan dont nous abreuvent les media aux vertus soporifiques.

Alors vous me direz qu’effectivement j’avais raison, en début de cet article, en vous parlant de ces vieux qui écrivent sur des vieux. Qui donc écoute Servat aujourd’hui ? Des gens de tous âges si vous voulez mon avis. Mais ne nous arrêtons pas en chemin. Vous en voulez un autre, un seul, un plus jeune, une autre tendance, une autre manière de faire, de dire, de chanter ? Soit, et croyez bien que pour moi le lien est évident. Partons donc vers le rap et vers un chanteur très actuel : Orelsan. Quoi ? Mais il devient fou ce vieux chroniqueur de 5planètes ! Orelsan a eu un certain nombre de problèmes à cause de ses chansons et les polémiques, y compris politiques, n’ont guère manqué depuis déjà plus de dix ans.

Certes et je ne suis pas naïf au point d’occulter certaines erreurs du gaillard. Même la chanson dont je désire vous parler, L’odeur de l’essence, contient une possible dérive que j’attribue plutôt au langage des jeunes d’aujourd’hui. Il y parle en effet des « imbéciles » ou des « abrutis » en les appelant les Mongols. On peut franchement faire plus subtil. Mais allez donc écouter le langage actuel sur certaines séries ou dans d’autres expressions récentes, vous y trouverez d’autres détournements de mots certes malheureux mais de toute évidence dans l’air du temps – beaucoup se « contentent » de dire « gogols ». Alors, ne nous arrêtons pas à ce qui n’est qu’un mauvais cliché et écoutons l’ensemble de cette chanson qui frappe fort. Ici aussi le constat est dur, particulièrement dur en cette période où la France va devoir élire un nouveau Président et où l’on est en droit de se demander à quoi on joue…

 

« L'histoire appartient à ceux qui l'ont écrite
Plus personne écoute, tout l'monde s'exprime
Personne change d'avis, que des débats stériles
Tout l'monde s'excite parce que tout l'monde s'excite
Que des opinions tranchées, rien n'est jamais précis
Plus l'temps d'réfléchir, tyrannie des chiffres
Gamins d'douze ans dont les médias citent les tweets
L'intelligence fait moins vendre que la polémique »…
 

Alors Orelsan ? Pourquoi pas. On a connu le blues parlé, on a connu des chansons dont le texte l’emportait sur la mélodie, on connaît le rap et l’on constate que ceux qui ont quelque chose à dire y arrivent toujours quel que soit le style choisi. Autant de regards chantés sur notre vieux monde. Ne tombons pas dans le piège d’exclure certains types d’expressions parce qu’ils échappent à nos codes…

Mais restons éveillés et critiques ! Et repensons aussi à ce qu’on peut appeler chanson traditionnelle, œuvre collective, parfois anonyme, parfois signée, mais toujours partagée. En 2013, sur la belle place de Lannion, fut enregistrée une chanson et gavotte communautaire à nulle autre comparable de par sa simplicité et sa sincérité et encore d’une actualité brûlante presque dix ans plus tard. Le Comité de défense des sans-papiers du Trégor fut à l’initiative de cette action.

« Liberté, Égalité, mais aussi Fraternité

Cela se dit, cela s'écrit, mais qu'est-ce donc que cela signifie ?

Mais qu'est-ce que cela signifie quand on ferme la porte,

Porte fermée et bien fermée à quiconque vient frapper?

À ceux qui viennent chercher refuge, sous la menace des fusils

On répond : Excusez-nous, vous n'êtes pas dans nos textes !

Et si ceux-là, de retour dans leur pays, sont ensuite tués

La République ne saurait être blâmée : ils n'étaient pas dans ses Lois !

Et pourtant mes amis, , on le dit et on l'écrit,

C'est dans notre pays que seraient nés les Droits de l'Homme !... »

Cette chanson intitulée Degemer mat ar Republik a été écrite par Claude  Lintanf.

Claude Lintanf - Photo Julien Cornic

Elle se prête à l’anonymat collectif dans cette interprétation urbaine qui nous en dit long sur ce dont sont capables les peuples qui savent chanter et danser… et penser…

Alors, ce monde, on le chante. Et depuis longtemps. Et de diverses manières. Et ce n’est pas fini…