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Des mondes de musiques

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Ethnotest

Bon voyage, Giacometti !

Epistemologix

Sur L’homme qui marche, je n’ai pas d’opinion arrêtée. Mais j’ai de la sympathie pour son auteur.

Au seuil de sa quatre-vingtième année, le sculpteur Giacometti fut interviewé par un journaliste de la télé. Cela donnait quelque chose comme ceci :

Giacometti, votre Homme qui marche semble immobiliser le mouvement hors du temps, dans l’éternité, pourrait-on dire… 

Comment ça, hors du temps ? Evidemment la sculpture immobilise forcément  le mouvement, c’est pas comme au cinéma…

Non, je veux dire qu’ici, c’est le mouvement même, par définition soumis au temps, qui par une sorte de transcription rêvée…

Comment ça, transcription rêvée ?

Eh bien, mais on a l’impression, d’un certain point de vue…

Comment ça, d’un certain point de vue ?

J’entends par là que le mouvement abolit pour ainsi dire le temps dans le moment même où il le postule.

Qu’est-ce que ça veut dire, le mouvement abolit le temps ?

Eh bien, ça veut dire que le chef d’œuvre artistique…

Comment ça chef d’œuvre ? Toutes mes statues sont ratées. Ce qui m’intéresse, c’est de les faire. Une fois terminées, elles ne m’intéressent plus.

Giacometti, merci, et au seuil de votre quatre-vingtième année, au terme de tant de cheminements, d’itinéraires et d’explorations, que vous souhaiter, sinon une fois de plus : bon voyage !

Et là, le journaliste se tourne vers la caméra, en attendant qu’on coupe. Mais on a quand même eu le temps d’entendre la voix off de Giacometti, qui disait :  comment ça, bon voyage ?

J’aime bien Giacometti. Il nous fait voir que le roi est à poil et qu’il n’a qu’à aller se rhabiller. Que les liturgies sont vaines. Que le concret a du sens et que ce sens est suffisant. Il parle vrai. Ça fait du bien. Vous y repensez en allant au boulot.

Et c’est en allant au boulot que vous ouvrez votre boite aux lettres. Avant de lire la lettre de votre copine, vous jetez un coup d’œil sur les tracts, les pubs, les annonces de festivals, de concerts, de stages, de colloques. Et là, à chaque ligne – je cite sans rien inventer - , vous avez droit aux “passeurs de rêve“, aux “itinéraires rêvés“, aux “voyages rêvés“, aux “rencontres émerveillées“, aux “carrefours des chemins de traverse“, au “miracle qui se réalise au croisement du rêve et de l’émotion“, aux “musiques enracinées au plus profond des héritages collectifs“, aux “musiques terriblement vivantes, de cette vie discrète et fière qui fait les arbres centenaires aux fruits généreux“. Comment ça, au plus profond des héritages ? Comment ça, terriblement vivantes ? Comment ça, la vie discrète fait des arbres centenaires ? Comment ça, les centenaires ont des fruits généreux ? Et concrètement, ça veut dire quoi, ce verbiage, appliqué à des groupes revivalistes ?

Vous n’en avez pas marre, vous, de toute cette pacotille ? Moi, si. Les itinéraires, les chemins, les carrefours, ça ne m’intéresse pas trop de les rêver. J’aime mieux qu’ils soient réels. Que les voyages musicaux nous fassent rencontrer des terres qui existent pour de vrai. Que les chemins de traverse ne nous ramènent pas toujours systématiquement à nous-mêmes. Qu’ils nous permettent de découvrir l’autre tel qu’il est : irréductible. Avec sa couleur de peau à lui, qui n’est pas la nôtre. Avec son odeur à lui, qui est différente. Au lieu de vouloir toujours le métisser, avant même de le connaître vraiment, impatients que nous sommes de le dépouiller de lui-même pour qu’il devienne plutôt nous. Rencontrer l’autre et non toujours notre bon vieux moi.

Giacometti est mort. On a coupé l’image. Drapé dans ses itinéraires rêvés, escorté de ses passeurs de rêve, engoncé dans son émotion émerveillée, le roi est toujours à poil. Mais pour moi, on a oublié de couper le son et dans mon oreille interne, j’entends la voix off de Giacometti : bon verbiage, les mecs !