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Des mondes de musiques

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Ethnotest

D’En famille à Sans famille

Epistemologix

Ma mère est plus âgée que moi. Elle a connu papa avant ma naissance. Et réciproquement.

Lui était journalier à Corvol Dambernard le Vieux. Elle faisait des ménages à Corvol Dambernard le Château. Notamment à l’épicerie, par ailleurs bistrot, où l’on vendait l’almanach Vermot, le Journal des modes et des timbres.

L’almanach Vermot ne faisait pas rire mes parents. Ils ne voyaient pas ce qu’il pouvait y avoir de drôle là-dedans. Eux riaient d’autre chose. Pas moi. J’essayais de leur montrer combien c’était poilant. Mais déjà, ils ne comprenaient pas le mot poilant. Ils confondaient poiler et poêler. Pareil pour “vachement chouette“, qui leur paraissait biologiquement incompatible.

C’est papa qui nous faisait vivre, pour l’essentiel. Chez nous, il y avait toujours des patates, du beurre, du lard. Ma mère rapportait à la maison des petites choses qu’elle dérobait chez l’épicier. Pas de l’argent, non, c’eût été malhonnête. Mais des timbres ou le Journal des modes.

Les timbres, on ne les collait pas sur des enveloppes : mes parents étaient analphabêtes comme leurs pieds. Et les pieds, ça sert à danser. A refaire l’aire à battre ou le sol des maisons. Et pour ça, on n’a pas besoin d’avoir des lettres. On ne danse pas par écrit. Mais les timbres, c’est joli. On y contemple le beau visage de cette étrangère qui s’appelle Marianne. Et si on veut se la rendre plus familière, on la redessine autrement. Ça s’appelle composer sur timbre. Mon père s’y montrait habile et la République alors devenait vite une fille de roi, une bergère, une batelière.

Quant au Journal des modes, on n’avait pas besoin de savoir lire pour comprendre ce dont il s’agissait. On y trouvait des patrons de costumes qui nous parlaient directement. Notamment pour l’habillement féminin. Ma mère s’en inspirait pour se confectionner des robes et des corsages susceptibles de plaire à papa, qui n’avait pas les yeux dans sa poche pour ce qui touchait à la gent féminine. Dans sa poche, il n’y avait qu’un couteau. Et du tabac à chiquer. Bref, du masculin. Après quoi, la Journal passé de mode servait à envelopper des patates.

Quand papa est mort, maman s’est retirée. Comme la mer. Moi, j’étais à Paris, où je faisais mes études de droit. J’y occupais un petit deux pièces, avec vue sur un supermarché où l’on vendait de tout. Des timbres, où les Mariannes se faisaient successivement plurielles. Mais pas le Journal des modes, devenu résolument tonal. Ni l’almanach Vermot, qui ne faisait plus rire que les imbéciles, en attendant les flatulences de Bigard et les boules puantes de Face Book. Je devenais un bourgeois évolué. Mes copains et moi, on disait tous “vachement“ – mais plus du tout “chouette“, remplacé d’abord par “sensass“ et “astap“, puis par “trop cool“ et “super génial“. On ne disait plus “bravo, très bien“, mais “ouah“. Parce qu’on était évolué. Normal, le monde évolue. Sinon, il n’y aurait pas de progrès. Même à Corvol Dambernard le Vieux, là, je vois qu’il y a un karaoké. On s’y rend facilement et il y a des parkings tout autour. Avec des parcmètres. Faut juste faire gaffe aux sens interdits. Il y en a. Au fond, le sens est fait pour être interdit, si on y réfléchit bien. On se guide plutôt au son. Certains font l’âne pour en avoir. Et c’est pas les haut-parleurs qui nous manquent. Alors on se retrouve sans se perdre. On n’est pas dépaysé, si vous allez par là.

C’est surtout à Corvol Dambernard le Château qu’on organise les nouvelles “fêtes de nuit“ traditionnelles. Du temps de mes parents, il n’y en avait pas encore. Aujourd’hui, si. Le touriste s’y répand en foule. Et en bermudas. Surtout l’été. L’hiver, c’est plus calme. Mais enfin, l’important, c’est de faire la fête. Les peine à jouir, c’est trop pas notre truc, à Corvol. On s’y kiffe grave le convivial. Et puis ça permet de se toucher entre mecs et nanas. Avant, on n’osait pas. Sauf pour se reproduire. Et encore ! La reproduction, le bon dieu ne la défend pas, mais le Bourdieu s’en méfie. Même la mazurka reste plutôt clandestine. Donc omniprésente. Donc officielle. Il y du monde “loin des chemins battus“. On fait dans la transgression obligatoire. Et pendant les pauses, on pochtronne un max. Parce qu’on est là pour faire la fête. Mon papa serait étonné de voir à quoi on carbure. Parce que lui faisait son cidre. Avec des pommes. Chez l’épicier, on servait du vin rouge. Ici, ça a été d’abord le coca. Puis le chouchen. Puis du cidre. Sans pommes.

Je suis certain que ma mère était bien ma mère. Elle aussi en était sûre. Car les femmes savent ça. Les hommes, pas forcément. Il y a toujours un doute. Et je soupçonne qu’à Corvol, il y a eu du va-et-vient interne. Du masculin pluriel. Du collectif.

Maman est morte à son tour. Je suis allé fleurir sa tombe au cimetière. Avec des fleurs artificielles, moins biodégradables. J’avais mis mon 501, mes Nike Air et mon T-shirt “I love trad“, où love est dignifié par un cœur – love, ça veut dire amour en français moderne. Je n’ai pas versé de larmes, mais je parle beaucoup de ma mère désormais. Je m’aperçois que je ne l’ai guère connue. J’en ai une image floue, qui se renouvelle constamment. Mais comme mon entourage ne l’a pas connue non plus, on m’écoute. Autant que je m’écoute. Ça permet de s’entendre.

Mais on reste vulnérable. On ne croit pas assez en soi et des fois, on se sent un peu seul. On aimerait retrouver son poids de naissance ; la lactation et la mamelle qui l’occasionne. Dans ces moments-là, j’ai souvent envie de sortir mon smartphone, pour appeler cet au-delà qui fut un ici-bas. De me faire reconnaître de cette femme que je n’ai guère connue. Je sais bien ce que je lui dirais : “allo, maman ? Bobo“.