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Des mondes de musiques

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GROSSE ISLE

Quand musiques irlandaise et québécoise font bon ménage.

Philippe Cousin 

Depuis le "revival" de la musique traditionnelle irlandaise à l'aube des années 60/70, de l'eau a coulé sous les ponts. Et nombreux sont les musiciens de l'île d'Émeraude à avoir osé métisser leur propre tradition avec celle d'autres cultures. Très proches du Canada du fait d'une émigration massive en Amérique du Nord au cours des XIXe et XXe siècles, les Irlandais ont souvent su adapter leur musique à celle de leurs cousins d'Outre Atlantique. Et l'occasion faisant parfois le larron, attardons-nous aujourd'hui sur un groupe irlando-québécois dénommé Grosse Isle. Pour ce faire nous avons interrogé la violoniste et chanteuse du groupe.

 

 

"Je m'appelle Sophie Lavoie débute-t-elle, et je suis violoneuse, pianiste et chanteuse et j’œuvre dans le milieu de la musique traditionnelle québécoise et irlandaise. Je suis également ethnomusicologue et ma spécialité est le violon traditionnel du Québec, et plus précisément de ma région natale, le Saguenay-Lac-St-Jean. En 2019 j'ai déposé un mémoire de maîtrise intitulé "Les violoneux du Saguenay-Lac-St-Jean : style et répertoire des derniers de leur lignée".

A ses côtés, Fiachra O'Regan, un irlandais joueur de uilleann pipes, mais aussi de whistle et de banjo, trois fois lauréat du All Ireland Champion. Et également André Marchand qui gravite dans le milieu de la musique traditionnelle québécoise depuis une trentaine d'années. Il a fait partie de groupes qui ont durablement marqué la musique traditionnelle au Québec comme La Bottine Souriante et Le Rêve du Diable, ainsi que Les Charbonniers de l'Enfer. C'est un  guitariste et chanteur fort réputé au Québec.

"J'ai été introduite à la musique classique et à la musique traditionnelle - musique et chanson - depuis l'enfance, poursuit Sophie. D'abord par des cours de piano classique à l'âge de 10 ans. J'ai étudié cet instrument jusqu'à l'université de Montréal. Parallèlement j'ai commencé le violon vers 12 ans et puis j'ai appris la musique traditionnelle en autodidacte. Ma grand-mère paternelle jouait de l'accordéon et du piano et elle chantait. Mon père joue de l'harmonica et ma mère du piano classique. On peut donc dire que j'ai baigné dans la musique traditionnelle depuis ma plus tendre enfance".

Après le baccalauréat, elle revient dans sa région natale et pendant quelques années elle joue avec le groupe l'Attisée. C'est d'ailleurs avec eux qu'elle commence à s'intéresser plus particulièrement à la chanson traditionnelle. Elle joue ensuite dans différents groupes : Tu m'en diras tant, Détournement majeur, Sophie & Fiachra. Après avoir délaissé le piano classique, elle a réintroduit l'instrument sur l'album "Portrait" produit en 2018. Sophie a également fait de la recherche et des conférences sur le violon québécois et enseigné dans de nombreux camps et endroits prestigieux, notamment à l'Université de Limerick en Irlande.

André quant à lui, a commencé vers la fin des années 70, à l'époque du revival au Québec. Il a été membre fondateur de La Bottine Souriante qui allait être le groupe emblématique de la musique traditionnelle du Québec pendant plusieurs décennies. Dans le même temps il a fait partie de nombreux projets musicaux : Le rêve du diable, Détournement majeur, Le bruit court dans la ville, Les monocles, Les Charbonniers de l'Enfer, en tant que guitariste, chanteur et "tappeux" de pied.

"Dans la famille d'André, explique Sophie, c'était de la musique classique que l'on jouait. Ses sœurs étaient pianistes et cette musique l'a beaucoup influencé et sans doute peut-on déceler des influences dans le style d'accord d'André à la guitare". "Fiachra vient lui du Connemara dans l'ouest irlandais, ajoute-t-elle. Enfant, sa mère l'emmenait fréquemment à des soirées de chanson traditionnelle ou à des camps de musique d'été en Irlande, ainsi qu'à des concerts et des soirées musicales de toutes sortes. Son grand-oncle était lui aussi joueur de uilleann pipes et Fiachra a toujours été attiré par l'instrument".

Il a commencé la musique, comme tous les petits irlandais, par le whistle. Quelques années plus tard il se met au banjo puis finalement il s'intéresse au uilleann pipes, la cornemuse irlandaise. Il a enregistré un album solo en 2008 et a joué dans divers groupes en Irlande, aux États-Unis et au Canada et fait des tournées aux quatre coins du monde.

 

Un trio tout à fait original.

J'interroge Sophie sur la création du groupe Grosse Isle et le pourquoi d'un tel nom.

"Grosse Isle fait référence à cette île de quarantaine située sur le fleuve Saint-Laurent, qui a accueilli des immigrants irlandais qui fuyaient leur pays à cause de la Grande Famine, en direction de l'Amérique, au milieu du 19ème siècle.

C'est un nom évocateur qui représente bien le trio, confesse-t-elle, notamment puisque l'un des musiciens est un Irlandais ayant émigré au Québec et les deux autres sont Québécois.

De plus Grosse Isle se démarque par sa musique et ses chansons qui couvrent tout le spectre émotionnel humain. C'est une musique tantôt sérieuse, réfléchie et poétique, tantôt excitante et dynamique. Mais surtout, c'est une musique profonde. Et nous croyons que le nom Grosse Isle, de par son sérieux et son lien avec l'histoire à la fois de l'Irlande et du Québec, représente bien notre trio".

La musique de Grosse Isle est tout à fait originale et couvre toute une palette d'émotions, de la triste complainte aux reels des plus entraînants. Le groupe fait fleurir toutes les facettes des traditions irlandaise et québécoise et repousse les limites du style, du répertoire et de l'instrumentation.

Grosse Isle est actuellement l'un des seuls groupes au monde à comprendre des membres du Québec et d'Irlande. "Cette collaboration réelle entre des musiciens de deux pays s'entend à la fois au niveau des répertoires, des styles et de l’instrumentation. Notamment Fiachra est à notre connaissance, le seul musicien irlandais, sinon le premier, à jouer du répertoire québécois sur la cornemuse irlandaise. Ceci donne un réel croisement entre les deux cultures, poursuit Sophie, et repousse à la fois les limites des traditions québécoises et irlandaises".

Au niveau du style, le violon typiquement québécois de Sophie rencontre la fluidité irlandaise du multi-instrumentiste Fiachra O'Regan : un mélange unique et sans précédent. Et en ce qui concerne le répertoire, l'Irlande rencontre enfin sa propre diaspora, sans oublier les compositions et chansons originales de Sophie. "Dans le domaine des compositions, précise Sophie, André a beaucoup composé dans le passé et plusieurs de ses chansons et instrumentaux se retrouvent d'ailleurs sur des albums de La Bottine Souriante.

Fiachra ne compose pas, préférant continuer à explorer le répertoire déjà existant, qui semble sans limites! Quant à moi j'écris régulièrement des morceaux et des chansons et la plupart de ce matériel est encore inédit. Par ailleurs je souhaite éventuellement organiser un autre projet qui serait davantage centré sur mes propres compositions".

Sophie reconnaît qu'elle et Fiachra admirent John Carty, joueur de banjo et fiddler irlandais. "Un maître de variation qui nous a inspiré et plus particulièrement Fiachra qui écoutait des cassettes de John lorsqu'il était jeune. Fiachra a été aussi été influencé pour son jeu de cornemuse par le sean-nós, un chant traditionnel pratiqué dans sa région natale, le Connemara. Moi-même j'ai été influencée par les violoneux de ma région natale, plus particulièrement Jean Desgagné avec qui j'ai beaucoup parlé de musique".

"Fiachra et moi sommes tellement habitués à jouer ensemble, confesse-t-elle, qu'il nous arrive parfois de faire les mêmes variations aux mêmes endroits, et ce par hasard. Car on s'écoute beaucoup en jouant et on aime se compléter dans les variations et le choix des ornementations. Quand on joue ensemble, c'est comme une discussion. On ne joue jamais pareil d'une fois sur l'autre. On essaie de garder ça vivant le plus possible, surtout si l'on doit jouer le même répertoire plusieurs soirs de suite".

 

Un nouvel album en 2021.

Sur le nouvel album du trio, Le Bonhomme Sept Heures - The Bonesetter, se côtoient répertoires irlandais et québécois ainsi que de nouvelles compositions et une chanson originale de Sophie, avec des arrangements spécifiques à Grosse Isle. L'album s'ouvre avec un set de deux reels composés par Sophie qui est le morceau titre : Le Bonhomme Sept Heures/The Bonesetter. A l'image du groupe, le titre est donc bilingue, preuve du respect des origines des musiciens.

L'album comprend également une chanson écrite par Sophie, intitulée À Grosse Isle. Une complainte qui raconte l'histoire de l'Irlandaise Sarah McDonald qui perdit ses cinq filles dans le naufrage du navire Carricks près de Gaspé en 1840. Une chanson tirée de faits vécus par cette famille durant la Grande Famine irlandaise du milieu du 19ème siècle.

"De façon générale, concède Sophie, ce nouvel album est en quelque sorte un voyage instrumental car nous avons changé constamment les combinaisons d'un morceau à l'autre, ceci grâce aux multiples instruments des membres du groupe : voix, violon, guitare, piano, pieds, whistle, banjo, uilleann pipes. Ainsi les couleurs changent d'une fois sur l'autre. A cela s'ajoutent nos deux invités : le chanteur Michel Faubert et le joueur de bones Jacques Landry". "L'album a été enregistré pendant la pandémie, ce qui fait que nous nous sommes permis d'espacer l'enregistrement en quatre blocs de quelques jours entre septembre 2020 et janvier 2021. D'habitude nous enregistrons toujours nos albums en dix ou douze jours consécutifs.

Nous avons également moins arrêté nos arrangements pour certains sets et chansons, nous donnant ainsi plus de liberté créative au moment même de l'enregistrement. Par exemple pour Sur le bord du rivage, nous n'avons essayé la chanson qu'une fois ou deux avant d'entrer en studio et nous ne savions pas encore ce que nous allions faire avec les "bridges" musicaux avant de l'essayer en studio.

Nous sommes contents du résultat car il nous semble que cette méthode moins figée permet à la musique de respirer davantage. Nous nous sommes permis d'improviser et de laisser libre cours à notre imagination". Du point de vue des couleurs musicales de l'album, force est de constater qu'elles sont extrêmement variées grâce aux nombreuses combinaisons. C'est par exemple le passage de la combinaison violon-banjo-guitare à celle du piano-uilleann pipes-guitare.

"Par rapport à l'album précédent (Portraits), le piano a pris plus de place, renchérit Sophie. La piano apporte une couleur différente au niveau des accords puisque c'est moi qui choisit les accords. Mon style est bien particulier et certainement différent d'André pour le choix des accords. On peut donc dire qu'il y a deux mondes de couleurs pour les accords dans cet album".

"À part pour la chanson qu'André chante, et dont il a fait la sélection, tous les instrumentaux et chansons de l'album ont été choisis par Fiachra et moi-même. Généralement c'est Fiachra qui choisit le répertoire irlandais et moi le répertoire québécois. Mais au final les trois membres du groupe doivent aimer le répertoire proposé afin qu'un set ou qu'une chanson soient acceptés. Ce qui se fait facilement car nous avons des goûts relativement similaires en matière de répertoire".

 

Des projets plein leur musette.

"Grosse Isle est à la fois traditionaliste et moderne, avoue Sophie. À l’image de son nom, le groupe Grosse Isle est bien ancré dans son passé, témoignant un grand respect pour les traditions irlandaise et québécoise. Mais de par le réel croisement entre les deux cultures, Grosse Isle repousse toujours plus loin les limites de la tradition. Croisement des styles, croisement des répertoires et croisement des instrumentations. Enfin, les nouvelles compositions et les arrangements originaux font de Grosse Isle un groupe de son époque qui contribue au renouvellement des traditions irlandaise et québécoise".

À court terme, le trio va commencer une tournée intitulée Le Bonhomme Sept Heures, cet été, une série de dix dates dans l'est du Québec. Plusieurs festivals et événements sont également confirmés plus tard dans l'été ainsi qu'à l'automne. Et à plus long terme, Sophie et ses amis espèrent recommencer à tourner à l'international dès que les conditions sanitaires le permettront.

"Au-delà de Grosse Isle, nous avons tous d'autres projets musicaux indépendants. Par exemple, s'il en a le temps, Fiachra aimerait bien enregistrer un deuxième album solo. En ce qui me concerne, avec mes nombreuses compositions et chansons, j'espère à terme enregistrer un premier album solo. Enfin l'automne prochain, je compte bien me consacrer à l'écriture et à l'enregistrement d'un livre-CD sur le violon du Saguenay-Lac-St-Jean qui devrait être publié par la compagnie américaine Mel Bay".

 

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