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Des mondes de musiques

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Hommage à l’ethnomusicologue Henri Lecomte (1938-2018)

Émilie Maj, « Hommage à l’ethnomusicologue Henri Lecomte (1938-2018) », Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines

 

(Photo ouverture : Henri Lecomte présentant ses instruments traditionnels lors d’un atelier pour enfants à la MJC de Ris Orangis à la fin des années 1980. © Philippe Krümm)

Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines 49 | 2018

Hommage à l’ethnomusicologue Henri Lecomte (1938-2018) : Émilie Maj

Éditeur Centre d'Etudes Mongoles & Sibériennes / École Pratique des Hautes Études

 http://journals.openedition.org/emscat/3025

 le 21 décembre 2018. © Tous droits réservés

 

Hommage à l’ethnomusicologue Henri Lecomte (1938-2018)

Émilie Maj

  1. 1  À la fois ethnomusicologue, producteur, réalisateur et bien sûr musicien, Henri Lecomte a passé sa vie dans l’entourage d’artistes, d’ethnologues et de musicologues, tous en lien avec les musiques d’ici et d’ailleurs. C’est en sillonnant l’Afrique, l’Europe et la Sibérie à la rencontre des musiciens traditionnels qu’il assouvit sa soif de connaissances musicales.

  2. 2  Henri Lecomte avait suivi l’enseignement d’ethnomusicologie de Claudie Marcel-Dubois à l’École Pratique des Hautes Études en 1971. En 1978, il avait fondé une association nommée « Musiques des peuples du monde », avec laquelle il avait parcouru la France, intervenant dans les écoles avec 250 instruments rapportés de ses voyages. Fréquentant assidûment le séminaire d’ethnomusicologie de la Sorbonne à partir de sa création en 1998, Henri Lecomte était, depuis 1990, chercheur rattaché au Centre de recherches russes et euro-asiatiques de l’INALCO. Il avait aussi enseigné la pratique du cinéma ethnographique.

  3. 3  Ne réduisant jamais la musique à son expression strictement traditionnelle, il a été un passeur de notes et d’instruments, s’intéressant aux musiques traditionnelles, folk ou encore au jazz, de l’Afrique au Japon, en passant par les vastes étendues de Sibérie.

  4. 4  Musicien, Henri avait d’abord appris à jouer de la guitare, puis de la contrebasse. Il avait fait partie d’un groupe de musique antillaise et, depuis plus de trente ans, s’était converti à la flûte japonaise shakuachi, pour laquelle il avait suivi l’enseignement du maître Iwamoto Yoshikazu.

  5. 5  Il avait réalisé le défi de faire connaître la diversité des cultures musicales sibériennes du nord au sud et de l’est à l’ouest, à l’occasion d’une grande tournée de trente musiciens intitulée Les esprits écoutent. Amoureux de la Sibérie, il avait participé à la fondation, en 2004, d’une école pour les enfants nomades évenks avec l’ethnologue Alexandra Lavrillier – projet récompensé par le prix Rolex – et il avait également contribué au tournage du film L’École nomade (La Gaptière Production, 2008).

  1. 6  Tout récemment, Henri avait légué sa collection d’instruments de musique à l’École des Beaux-Arts d’Angoulême. Il n’avait cependant jamais cessé d’être en activité. Intervenant régulièrement dans le cadre de conférences, il préparait notamment un CD avec la chanteuse syrienne Waed Bouhassoun.

  2. 7  L’un de ses rêves était de retourner en Sibérie, sa terre promise... Il n’en aura pas eu le temps. C’est à quatre-vingts ans qu’Henri Lecomte a fait un dernier pied de nez à ses amis en s’éteignant à Paris le 21 juin 2018, jour de la Fête de la Musique.

  3. 8  EMSCAT tenait à publier des hommages à Henri Lecomte. Les souvenirs ci-dessous ont été collectés auprès de ses amis et collègues par Émilie Maj.

  4. 9  Laurent AUBERT
    Fondateur des Ateliers de musique traditionnelle de Genève et des Cahiers d’ethnomusicologie

  5. Esprit foncièrement libre, Henri Lecomte combinait des vertus nombreuses et volontiers contradictoires : non seulement chercheur accompli, ne craignant pas de se rendre au fin fond de la Sibérie en plein hiver pour recueillir les chants secrets des derniers nomades de l’Arctique, parfois au risque de sa vie, il était aussi un musicien amateur de talent, pratiquant le shakuhachi avec autant de naturel et de détachement qu’un maître zen chevronné. Journaliste ou cinéaste à ses heures, amateur impénitent de bonne chère, il maniait par ailleurs un humour particulièrement corrosif. C’est ainsi qu’à une admiratrice fascinée à l’écoute de ses récits de terrains et désireuse d’en savoir plus sur son parcours, il répondait avec ironie : « Moi, ethnomusicologue ? Certainement pas, Madame, moi, je gagne ma vie honnêtement ! ». C’est pour ça qu’on l’aimait...

  6. 10  François BENSIGNOR
    Ancien responsable du Centre d’information des musiques traditionnelles et du monde

    Il y avait chez Henri quelque chose de « radical ». La moue de sa bouche l’exprimait à merveille, juste avant de se transformer en son fameux rictus humoristique. Ses mots frappaient juste. Un jour, dans une conversation, j’évoquais l’épopée kirghize d’Er- Töshtük qui m’avait fasciné. Une lueur avait alors jailli de son iris bleu pâle et, dès lors, j’avais eu l’impression que nous étions liés par quelque secret. Plus tard, j’ai eu la chance de pouvoir compter Henri parmi les auteurs du guide Larousse des Musiques du Monde. Ses textes étaient concis, précis, presque cliniques. Son écriture bannissait le pathos, mais reflétait toujours l’empathie, celle envers les artistes qu’il allait rencontrer vers les confins du monde. Au-delà de la diversité impressionnante de ses connaissances ethnographiques et musicales, Henri savait rester un être délicieux. De lui, je retiens cette image, et son humour par-dessus tout.

  7. 11  Michel DEBATS
    Réalisateur du film L’École nomade (La Gaptière Production)

    Bien sûr, le film L’École nomade lui doit beaucoup. Alors qu'il ne me connaissait pas, il m'a ouvert sa bibliothèque, présenté des gens, emmené dans des séminaires, et surtout il a su convaincre Alexandra Lavrillier de me recevoir dans la forêt. Malheureusement, lorsque nous sommes arrivés dans la taïga, il est tombé malade et ce furent des jours très difficiles pour un Henri inquiet et triste de ne pas pouvoir profiter du froid, de la forêt, de l'école, des gens qui nous accueillaient. Je garde cependant le souvenir d'un grand éclat de rire. Alors que je l'accompagnais vers l'hélicoptère qui allait l'emporter vers l'hôpital, il me raconta en riant beaucoup qu'il « soupçonnait » le médecin qui avait diagnostiqué son mal et l'infirmière qui lui avait fait une piqûre d'être « fins soûls ». L'idée que ses sauveurs aient été un peu ivres l'enchantait et c'est en riant qu'il a quitté la Sibérie, lui abandonnant son infarctus. Après il m'a offert des musiques qu'il avait enregistrées pour la maison de disque ? Buda, et puis bien sûr il a animé des débats parfois juste devant quelques spectateurs, devant des élèves qu'il engueulait s'ils n'écoutaient pas bien, il avait aussi engueulé de la même façon quelqu’un lors d'une projection à l'Unesco. En fait, il m'a toujours donné tout ce qu'il avait, ce qu'il connaissait pour enrichir le film, pour m'aider. Je crois que le film était à lui et c'est pour cela aussi qu'il m'est cher.

12 Anne-Victoire CHARRIN
Professeur émérite de l’INALCO, spécialiste des littératures des peuples de Sibérie

J’ai connu Henri Lecomte alors que nous étions simplement des voisins, habitants d’une maison charmante au fond d’une impasse qui grimpait sur la butte Montmartre. La musique venant de son appartement envahissait toute la maisonnée et m’empêchait parfois de travailler la thèse que je préparais sur les récits mythologiques du Kamtchatka ; aussi me risquai-je, un jour, à frapper à sa porte pour le prier de baisser le son. C’est alors que je découvris son élégante amabilité qui allait tant lui faciliter la tâche lors de son travail sur ses nombreux terrains de recherche.

Puis la musique du rez-de-jardin s’en était allée, et la jeune chercheuse que j’étais avait trouvé d’autres horizons chantants. Sans, cependant, me douter une seule seconde que, bien des années plus tard, ce serait au pied des volcans que nous écouterions, cette fois-ci côte à côte, les tambours des Koriaks et Tchouktches du Kamtchatka, que ce serait en suivant ensemble les vieilles routes du bagne de Sakhaline que nous découvririons les altérateurs de voix (ᶄal’ni), les vièles (t’yŋryŋ) et autres instruments des Nivkhs, ainsi que leurs récits mythologiques, que ce serait toujours dans cette inimitable Sibérie, entre l’Ob et les contreforts de l’Oural, qu’une École de musique « lunaire » allait nous ouvrir de nouvelles sonorités autochtones, avec les cithares (sankvyltap ou nars-juh), les harpes trigones et tambours des Mansis et Khantys, toutes ces manifestations musicales échos « d’un vieux fonds chamanique ».

Des années après notre voisinage dans l’inoubliable maison de Pigalle, Henri Lecomte était en effet venu me retrouver à l’INALCO. Cette fois-ci, c’était lui qui avait eu deux prières à m’adresser : comment apprendre rapidement le russe ? Comment s’y prendre pour aller enregistrer les musiques autochtones de la Sibérie ?

Son affabilité exquise me poussa à répondre aussitôt à ses demandes. Quelque temps plus tard, il foulait, pour la première fois, la terre nordique de l’Extrême-Orient, avec déjà un petit bagage de langue russe, en compagnie d’une jolie ethnologue russe de mes amies qui avait, en outre, une bonne expérience des autochtones du Grand Continent !

C’était pour Henri Lecomte le commencement de sa longue aventure sibérienne, et pour moi le début d’une collaboration fructueuse, scellée par son entrée, en qualité de chercheur affilié, dans notre équipe « Études sibériennes » que j’avais organisée quelques années auparavant à l’INALCO.

Je n’oublierai pas Henri plongé dans la lecture de Segalen, quelque part dans un train perdu sur des rails enneigés, tandis que je songeais, en regardant par la fenêtre, à l’avenir des quelque cinq mille Nivkhs de l’île de Sakhaline et de la région de l’Amour. Je n’oublierai pas non plus l’étonnement d’Henri devant deux pianos à queue, dressés sur la scène d’un pauvre « Club » de village ; son émerveillement devant l’enseignement des musiques autochtones – un temps si négligées – et devant des instruments traditionnels flambant neufs dans une bourgade oubliée des hommes.

Les Nivkhs et les Ouïltas, Koriaks, Tchouktches, Khantys, Mansis et Nénètses, avec qui nous avons durant des mois étudié musique et oralité, tout en parlant avenir, ne l’oublieront jamais. Et comment pourrais-je oublier sa douceur particulière avec les vieilles dames, légèrement intimidées, qu’il s’apprêtait à enregistrer et devant lesquelles il devait installer tout son matériel ?

Henri se disait athée. C’était la vérité, mais pas toute. Il était un athée très sélectif et les esprits sibériens qu’il avait si souvent fait chanter ont dû lui trouver une place de choix dans leur monde.

13  Jérôme CLER
Chercheur membre de l’Institut de recherches en ethnomusicologie et du Centre d'études turques, ottomanes, balkaniques et d'Asie centrale (UMR 8032)

Avec Henri, nous nous retrouvions ici ou là: des occasions tantôt académiques, séminaires, colloques, tantôt musicales ou festives: dans ce dernier cas, le seul inconvénient c’était quand le mois d’abstinence qu’il s’imposait chaque année nous empêchait de lever le coude ensemble... Il représentait « en société » un extraordinaire mélange de respect et d’irrévérence, surtout dans le milieu universitaire, où son irrésistible humour – parfois juste une brève remarque, un jeu de mots – pour peu qu’on fût assis à ses côtés, mettait en péril le devoir de retenue qu’on essayait de s’imposer à l’écoute d’un discours savant... Nous nous sommes connus à Tanger, lors d’un colloque en 2001, où se trouvaient plusieurs ethnomusicologues. Présenté par un tiers à une collègue ethnomusicologue, je l’avais entendu dire : « je ne suis pas ethnomusicologue, moi, Madame, je gagne honnêtement ma vie », terminant sa phrase dans un demi-rire qui lui retirait toute nuance offensante... Telle était sa douce mais précieuse ironie, qu’il pouvait de plein droit se permettre, tant en imposait l’immensité de sa connaissance des musiques, et tant sa stature était celle d’un homme absolument libre et digne.

14  Gilles FRUCHAUX
Producteur, fondateur de Buda Musique

Henri Lecomte est natif de Lambezellec : il se dit humoriste breton et prétend que c’est là un bel exemple d’oxymore. En fait, Henri est un dandy planétaire qui arpente les steppes de Mongolie en chaussures anglaises de luxe et qui enregistre des chants imitatifs dans la Kolyma, à l’extrême nord de la Sibérie, affrontant le grand froid revêtu du manteau de fourrure d’une amie iranienne.

Sa mémoire est sélective : s’il ignore sans vergogne la liste des sociétés du CAC 40, il se souvient sans peine du nom de la vièle à deux cordes kirghize (kiak), qui, comme chacun sait, est très proche du qobuz kazakh. Son savoir encyclopédique sur tout ce qui concerne les musiques du monde est imprégné de respect et d’humanisme.

15  Roberte HAMAYON
Directeur d’études honoraire à l’École Pratique des Hautes Études (Section des Sciences religieuses) et fondatrice du Centre d’Études Mongoles et Sibériennes

C’est toujours par un sourire amusé que l’entrée de la longue silhouette d’Henri était accueillie lors des séminaires du Centre d’Études Mongoles et Sibériennes : on attendait son humour autant que son enthousiasme. Sa connaissance des musiques des peuples autochtones de Sibérie était unique : infatigable, allant du nord au sud et d’est en ouest, il avait réalisé des enregistrements admirables chez chacun d’eux – épopées chez l’un, berceuses chez l’autre, luth ou guimbarde, tambour ou sonnailles chez tel autre encore. Combien de fois ai-je eu le plaisir de faire écouter les chants d’imitation des oiseaux du troisième disque de la riche série publiée chez Buda Musique... Il avait compris que c’est aux esprits de la nature que ces peuples adressaient leurs chants – Les esprits écoutent, disait le festival qu’il avait organisé en 2007 au Musée du Quai Branly –, et c’est pour cela qu’il avait si bien su rassurer le chamane évenk qu’il y avait invité. Son œuvre nous reste. Lui nous manque.

16  Aïlana IRGIT
Assistante et traductrice d’Henri Lecomte dans la tournée musicale Les esprits écoutent

Par un bel automne sibérien, Henri, tu es venu en République de Touva pour ce que tu aimes : la musique. À ce moment-là, j’ignorais encore l’ami précieux que tu allais devenir pour moi. Dans la vie, on rencontre peu de gens à ton image : sincère, honnête, ouvert et gentil. Tes bonnes blagues, tes petits plats cuisinés et ton café fort vont manquer à notre famille. Tu resteras toujours dans nos cœurs, mon ami.

17  Clément JACQUEMOUD
Ethnologue spécialiste de l’Altaï, post-doctorant du LabEx Haste

J’ai fait la connaissance d’Henri Lecomte en février 2007, lors du passage à Genève de la tournée Les esprits écoutent qu’il avait organisée. Henri Lecomte avait parcouru la Sibérie de long en large pour réunir une trentaine de musiciens autochtones en ce grandiose événement, point culminant de sa fameuse série de disques éditée chez Buda Musique. Je m’apprêtais alors à partir en Altaï et il m’avait présenté ceux qui deviendraient mes premiers informateurs. Sans ce coup de pouce du destin qu’il a personnifié, pister les chanteurs de gorge altaïens m’eut été beaucoup plus ardu. Son excellent livre Les esprits écoutent (2012) demeure à mes yeux la Bible de tout ethnomusicologue en Sibérie. Toujours généreux dans ses conseils, Henri Lecomte éclairait de sa longue expérience du terrain les jeunes chercheurs. Je suis certain de ne pas être le seul qu’il aura accompagné dans une carrière scientifique en rapport avec le monde sibérien. Puisse son âme de chasseur de sons rejoindre les esprits des ancêtres et continuer de nous guider depuis le monde d’en haut.

18  Svetlana Moïbovna KOUDRÏAKOVA
Chanteuse qu’Henri Lecomte avait fait venir pour la tournée Les esprits écoutent
Apparentée au chamane nganassane D. Kosterkin (dont l’enregistrement est inclus dans le premier disque de l’anthologie de musiques sibériennes)

Ma famille et moi sommes profondément affligés par la nouvelle de la mort d’Henri Lecomte. Son professionnalisme et sa fidélité à son travail ont gagné la reconnaissance et l’infini respect du peuple nganassane. Il avait longtemps travaillé avec ma mère, Valentina Vintaleevna Kosterkina et, en 2007, je suis venue chanter en France à son invitation. Henri était une personne sincère, honnête, avec un bon cœur. Je le garderai toujours dans mon cœur.

19  Philippe KRÜMM
Journaliste voyageur 5Planètes.com, co-fondateur de Trad-Mag et anciennement chargé de mission pour les musiques traditionnelles du Ministère de la Culture

Il existe des êtres singuliers. Henri Lecomte était de ceux-là. Il aimait le monde, sa diversité, surtout la plus cachée. Il fut de ceux, peu nombreux, qui ne suivaient pas les chemins tout tracés des médias incontournables aux visions étriqués. Il nous a révélé ses mondes en nous ouvrant à un humanisme musical essentiel. Henri Lecomte était un « grognon magnifique ». Une encyclopédie partageuse. Il nous a offert ses mondes, nous rendant moins bornés.

20  Tatiana LAMBOLEZ
Organisatrice de concerts sibériens, AltanArt

Henri Lecomte et moi nous sommes rencontrés en décembre 2016. Je me suis présentée de la part d'un ami commun, Philippe Krümm. J'ai proposé de nous retrouver quelque part dans Paris, mais Henri m'a tout de suite invitée chez lui, dans son appartement situé rue Sidi-Brahim. Me voilà devant sa porte à l'heure convenue. Un très grand monsieur avec les cheveux blancs et les yeux bleus m'accueille dans son appartement rempli de livres, de disques, d'objets rapportés de ses voyages lointains... Nous faisons connaissance... Durant trois heures, Henri me parle de ses rencontres sibériennes, de la musique enregistrée (quelquefois, on entend même le bruit des chameaux ou de rennes...), nous écoutons ensemble certains des onze CD consacrés aux musiques des peuples autochtones édités sur le label Buda Musique, puis Henri me montre le livre Les esprits écoutent... Il me parle des films à la réalisation desquels il a participé, comme L’École Nomade. Il se souvient des rencontres organisées en France avec les artistes évenks et le chamane yakoute (Savey)... Je suis enchantée et prête à l'écouter encore des heures et des heures, mais obligée de le quitter en promettant de l'inviter à participer à notre prochain événement autour des peuples autochtones de la Sibérie et de la Mongolie.

Notre première collaboration a lieu en juin 2017 lors de notre festival « Toutes les couleurs de Russie ». Henri Lecomte animait une conférence à l'INALCO sur les chamanes sibériens en présence de nos amis Anne-Victoire Charrin, Dominique Samson et Émilie Maj... Puis, en août 2017, se succèdent la journée de la Mongolie à Nomade Lodge, un village de yourtes près de Paris, où nous organisons une conférence, la projection d'un documentaire apporté par Henri et les concerts des artistes mongols et bouriates. Henri y parlait avec passion des musiques mongoles et bouriates. Notre dernière collaboration date du 10 mars 2018 à Paris au PanPiper, lors de notre événement « Voyage aux pays des chamanes » avec la participation d’un chamane de la république de Touva, Nikolay Oorzhak. Henri Lecomte et Anne-Victoire Charrin animaient la conférence sur les peuples autochtones de la Sibérie.

Quel dommage que j'ai rencontré Henri si tard... Son départ prématuré ressemble à ce que représente la disparition de ces chamanes sibériens à l'époque soviétique, qui n'ont pas pu transmettre leurs connaissances et traditions ancestrales aux générations à venir et aujourd'hui ces cultures des peuples autochtones de la Sibérie sont vouées à disparaître... Je consulte régulièrement pour préparer mes conférences et garde précieusement son livre Les esprits écoutent. Musiques des peuples autochtones de Sibérie, qu'il m'avait dédicacé...

21 Alexandra LAVRILLIER
Maître de conférences en anthropologie, spécialiste des Évenks et des Évènes

Henri Lecomte a fait des choses fantastiques dans sa vie, et sur tous les continents, il n’aura pas perdu son temps sur terre, notre cher Henri ! Notre première collaboration fut pour le disque sur les chants évenks Chants rituels des nomades de la taïga pour lequel nous avions fait un terrain commun en 1999. Depuis, les Évenks qui l'avaient rencontré ne l'ont jamais oublié et demandaient chaque fois de ses nouvelles. Sa contribution à la documentation et la publication des pièces majeures des musiques de Sibérie est sans égale dans le monde et ses disques sont aujourd'hui utilisés aussi par les communautés autochtones. Ils servent même parfois à faire renaître des chants oubliés. Je me souviendrai de lui comme d'un chercheur ayant un profond et réel respect pour les autochtones de Sibérie et qui était persuadé de leur vitalité et de leur capacité à dépasser les pressions multiples du monde contemporain. C'est d'ailleurs avec lui que nous avons fondé l'association franco-évenke Sekalan en 2004, qui à force d'efforts communs a fini par trouver suffisamment de fonds pour ouvrir l'école nomade chez les Évenks éleveurs de rennes en 2006, et qui fonctionne aujourd'hui encore, plus de 10 ans après son ouverture. Henri est aussi à l'origine du film L’École nomade réalisé par Michel Debats, l'un des films les plus justes sur le sociétés nomades, film tourné en évenk, chose très rare. Il y aurait encore beaucoup d'éloges à faire sur Henri, mais je terminerai avec des mots d'adieu de tradition évenke, adressés à Henri : « Que ta route soit aisée et droite vers l'autre monde, que le vent de la terre du monde des vivants efface tes empreintes au sol, et que tu trouves une seconde vie heureuse dans l'autre monde ! ».

22  Olga LETYKAÏ CSONKA
Chanteuse tchouktche, invitée à faire partie de la tournée Les esprits écoutent

J’avais beaucoup d’affection pour Henri, qui grâce à la musique, a su réunir les peuples autochtones, à la fois par des concerts mais aussi par des disques. Je lui suis reconnaissante pour son travail et pour le respect dont il faisait montre à l’égard des autres : même dans son travail d’ethnologue et de producteur, Henri est toujours resté avant tout un être humain et a toujours gardé contact avec les personnes qu’il a rencontrées en Sibérie. En tant que musicienne traditionnelle et femme autochtone, je souhaite qu’Henri reste un exemple pour les générations futures de chercheurs occidentaux.

23  Marie LECOMTE-TILOUINE
Directrice de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales, spécialiste de l’Himalaya

Mes souvenirs d'Henri remontent à ma plus tendre enfance et à une configuration familiale un peu spéciale. Henri est le plus jeune frère de mon père, mon oncle donc. Mais tous deux ont perdu leur père prématurément et ma grand-mère a confié à mon père la tâche d'encadrer Henri, qui était ainsi un peu son enfant, et pour nous, comme un frère. Henri a moins de différence d'âge avec mon frère aîné qu'avec mon père, et pour nous, qui nous suivons en ordre rangé jusqu'à moi, le neuvième enfant d'une fratrie de treize, Henri est comme un trait d'union intriguant entre le monde sérieux des adultes et le monde turbulent de notre tribu.

Henri se soucie peu des bonnes manières, charrie sa mère pourtant si altière et tient tête à notre père, devant nos yeux ébahis. Il ouvre une brèche dans l'autorité souveraine qui nous encadre. Henri, électron libre, est toujours par monts et par vaux, et le dimanche, au repas de famille, on apprend où il se trouve ou ce qui lui arrive, ouvrant une autre brèche dans notre petit monde. Ou bien, s'il est présent, il nous raconte ce qu'il a vu, ce qui lui a plu, droit dans les yeux, à nous, les plus petits, comme si nous étions des gens importants, ceux à qui il fallait s'adresser.

Son intérêt pour les autres le conduira à s'embarquer dans une vie intégralement menée comme une aventure, sans carcan d'aucune sorte, mais avec ce souci constant d'en faire fructifier chaque rencontre, d'en rendre plaisant chaque moment, de mettre en valeur les talents, pour qu'elle serve à l'enrichissement de tous.

La curiosité intellectuelle d'Henri était communicative, contagieuse même, et au-delà des vocations qu'il a suscitées, il laisse à la postérité une œuvre unique en ethnomusicologie, embrassant, avant l'heure, les musiques traditionnelles et leurs formes renouvelées par la « fusion », ainsi qu'une exceptionnelle collection d'archives en ethnomusicologie déposée à la Bibliothèque nationale de France.

24  Frédéric LEOTAR
Directeur du Centre des musiciens du monde (Montréal), spécialiste de la musique touva

J'ai rencontré Henri Lecomte par l'intermédiaire de Roberte Hamayon qui avait pressenti des affinités entre nous en raison de notre intérêt commun pour les traditions musicales sibériennes et centrasiatiques. Quand je l'ai rencontré pour la première fois, j'ai été saisi par un homme à la fois simple et érudit, avec un côté autodidacte qui ne l'empêchait pas pour autant d'être direct et précis. Son appartement était rempli, débordait même, de livres et de documents audio les plus variés et provenant de toute la planète ! Henri Lecomte était un amoureux de liberté qui ne se laissait pas guider par un courant de pensée mais s'abreuvait de ce qu'il considérait être le plus juste. C'est cette liberté d'esprit et d'action que je retiendrai de ma rencontre avec un homme discret et pudique. De toute évidence, Henri aimait les êtres qu'il rencontrait, enregistrait, filmait...

25  Emilie MAJ
Fondatrice des Éditions Borealia. Spécialiste de la Yakoutie

Henri était là pour moi avant que je fasse sa connaissance. En effet, alors qu’en 1999 je préparais mon premier séjour en Yakoutie, je me trouvais assez dépourvue devant le défaut de documentation sur cette région. Il manquait tout... sauf deux CD que j’avais dénichés dans une bibliothèque de Strasbourg : Yakoutie. Épopées et improvisations et Kolyma. Čukč, Even, Jukaghir. Chants de nature et d'animaux. Grâce à eux, j’ai pu rêver à la Yakoutie et me délecter du livret. Au début de mes études d’ethnologie, j’avais promis à Jérôme Cler de venir parler aux étudiants de musicologie de la Sorbonne de la guimbarde yakoute. J’ignorais devant qui j’allais me trouver : l’épreuve, pour l’Alsacienne fraichement montée à la capitale, fut terrible. Henri Lecomte, le Breton, l’inconnu, était là, lançant des piques et me désarçonnant. Ce n’est qu’ensuite que j’ai appris à connaître Henri et à l’apprécier, le retrouvant de temps en temps dans un café place de la Nation à Paris. Pro-sibérien, c’était quelqu’un qui avait en horreur le racisme et le nationalisme. Et quelle personne modeste devant un tel travail accompli ! Les jeunes générations de chercheurs auront beaucoup à apprendre de Henri Lecomte, qui a fait connaître au plus grand nombre musiques et musiciens d’ailleurs. Demeurent sa mémoire et ses publications et, surtout, cette liste unique de disques, dont douze enregistrés en Sibérie, qui constituent déjà des archives sonores extraordinaires.

26  François PICARD
Président de la Société française d’ethnomusicologie, Sorbonne Université

J’ai connu Henri Lecomte, cinéaste, joueur de shakuhachi, encyclopédie vivante des instruments et des musiques du monde, avant qu’il se spécialise dans les productions musicales des petits peuples arctiques ; nous avons fait connaissance autour des flûtes d’Asie orientale, puis appris à nous connaître en faisant le tour du monde en quatre-vingt jours pour France Musique. C’est alors qu’il a commencé à apprendre le russe. Comme tout ce qu’il faisait, il l’a fait en dilettante et en amateur, mais à fond, avec passion et avec cette fière modestie qui le caractérisait. Puis il est allé au Tadjikistan, en est revenu, puis il est parti en Sibérie, jusque dans la forêt et la taïga, d’où il a failli ne pas revenir. Une Fête de la Musique rue Sidi-Brahim nous l’a enlevé. Restent tant de musiques, de moments et de connaissances partagées, et des amitiés solides comme un roc breton.

27  Bouzhigmaa SANTARO

Vièliste mongole

Penser à ma première rencontre avec Henri Lecomte me ramène à mes premières années en France, alors que j'étudiais l'ethnomusicologie à la Sorbonne. C'est à cette époque qu'il me proposa de donner ensemble des conférences sur la musique mongole. Il faut profiter des gens tant qu'ils sont encore vivants. J'aurais dû saisir l'opportunité qui m'était offerte pour travailler sur ce projet avec Henri. Il aimait profondément la musique et les peuples qui la représentaient.

 

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie Livres

2001 Guide des meilleures musiques du monde en CD (Paris, Bleu Nuit).
2006 En collaboration avec Gérald Arnaud,
Musiques de toutes les Afriques (Paris, Fayard). 2012 Les esprits écoutent. Musiques des peuples autochtones de Sibérie (Sampzon, Delatour).

Articles

Dans les Cahiers d’ethnomusicologie
1991 Le pèlerinage aux sources. Mohamed Reza Shadjarian au Tadjikistan, 4, pp. 247-253. 1995 Musique à la croisée des cultures. Échos de la Genève internationale, 8, pp. 247-248.

Hommage à l’ethnomusicologue Henri Lecomte (1938-2018) 9

Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines, 49 | 2018

1996 À la recherche de l’authenticité perdue, 9, pp. 115-129.
2001 Lucie Rault. Musiques de la tradition chinoise, 14, pp. 321-324.
2003 Une réédition de musique japonaise, 16, pp. 253-256.
2004 Une réédition des archives de Hugh Tracey, pionnier des enregistrements de terrain en Afrique, 17, pp. 370-373.
2006 Approches autochtones du chamanisme sibérien au début du
XXIe siècle, 19, pp. 37-52. 2009 Anthologie de la musique congolaise (RDC), 22, pp. 295-299.
2011 Maroc en musiques, 24, pp. 295-297.
2012 German & Claudia Khatylaev : Arctic Spirit. Music from the Siberian North – Sakha People, pp. 288-290.
2012 The Heart of Qin in Hong Kong, 25, pp. 307-309.
2015 Chine. Tsar Teh-yun, maître du qin, 28, pp. 283-284.

Discographie

11 CD consacrés aux musiques des peuples autochtones de Sibérie chez Buda Musique

1991 Sibérie 1. Nganasan. Chants chamaniques et narratifs de l'Arctique sibérien.
1994 Sibérie 2. Yakoutie. Épopées et improvisations.
1995 Sibérie 3. Kolyma. Čukč, Even, Jukaghir. Chants de nature et d'animaux.
1997 Sibérie 5. Nanaj, Oroč, Udēgē, Ulč. Chants chamaniques et quotidiens du bassin de l’Amour. 1997 Sibérie 7. Nenec, Sel’kup. Voix du Finisterre arctique.

2000 Sibérie 4. Kamtchatka. Korjak. Tambours de danse de l’Extrême-Orient sibérien. 2002 Avec A. Lavrillier, Sibérie 8. Evenk. Chants rituels des nomades de la taïga. 2005 Sibérie 9. Buryat. Rites, fêtes et danses autour du lac Baïkal.
2006 Sibérie 6. Sakhaline. Nivkh, Ujl’Ta. Musique vocale et instrumentale.

2009 Sibérie 10. Altaï. Le Chant des Montagnes d’or.
2012 Sibérie 11. Khanty, Mansi. Chants de l’ours, harpes et lyres des rives de l’Ob.
2014 Sibérie (2 CD). Les esprits écoutent. Musiques des peuples autochtones de Sibérie (18 peuples de Sibérie, enregistrés entre 1992 et 2011).

Autres disques

1993 L'esprit du silence, Yoshikazu Iwamoto (flûte shakuhachi) (Buda Musique).
1993
Maroc. Musiques de la Haute Montagne, Ahmed Ben Aïssa (flûte) (Buda Musique). 1993 Les orients du luth, I, Adel Shams El Din (percussion) (Buda Musique).
1995
Turquie, musique instrumentale d'Anatolie, Musa, Arif Sag (Buda Musique).
1995
L'esprit du vent, Yoshikazu Iwamoto (flûte shakuhachi) (Buda Musique).
1997
Les orients du luth, II, Marc Loopuyt (luth) (Buda Musique).
1997
Un Troubadour de Constantine. L'Arbre des Modes, I, Salim Fergani (Buda Musique). 1999 The spirit of dusk, Yoshikazu Iwamoto (flûte shakuhachi) (Buda Musique).
2000
Gnawa de Mostaganem, Rituels de la Layla et du Moussem (Iris Music).
2002
Chant courtois, Etsuko Chida (koto) (Buda Musique).
2002
Musiques du coeur de l'Arabie. Yemen (Buda Musique).
2003
Le chant de la terre et des étoiles, Luzmila Carpio (Accords Croisés).
2005
Djelimousso Mah Damba (Buda Musique).
2014
L'âme du luth, Waed Bouhassoum (luth et chant) (Buda Musique).
2016
La voix de la passion, Waed Bouhassoum (luth et chant) (Buda Musique).