Aller au contenu
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies notamment pour réaliser des statistiques de visites afin d’optimiser la fonctionnalité du site.
Des mondes de musiques

 En lisant avec gourmandise les articles de 5planètes.com, vous pouvez écouter Canal Breizh, en cliquant sur le logo.

 

 

 

 

 

 

 

John Henry ou Stakhanov ?

Etienne Bours

De toutes les chansons traditionnelles américaines, John Henry est certainement celle qui fut le plus souvent enregistrée. On ne compte plus les versions, sous les titres John Henry, John Henry blues, The Ballad of John Henry, The death of John Henry…, voire même des chansons réécrites sur le même air et sur un thème quasi identique comme le morceau Bill Wilson enregistré par le Birmingham Jug Band en 1930. Il existe des dizaines, voire des centaines de versions de John Henry. Depuis celles des années 20 par Gid Tanner and the Skillet Lickers, Fiddlin’ John Carson, Sam Jones (sous le nom Stovepipe N°1), Joe Thompson and Odell Thompson, Henry Thomas… jusqu’à la très récente version de Steve Earle en 2020. En passant évidemment par les enregistrements de Lomax (plusieurs versions dans les prisons du sud mais également une version par Aunt Molly Jackson, une par Sid Hemphill, une par Glen Stoneman, une autre par The Mountain Ramblers… - Alan Lomax lui-même chantait une version sous le titre My little John Henry).

 

 

D’autres hommes de terrain ont enregistré cette chanson. Notamment Joe Bussard qui enregistra une version à la guitare slide par Mason O’Bavion. Ou encore Art Rosenbaum qui enregistra Mose Parker qui utilise également le bottleneck sur sa guitare pour une version remarquable.

Ceci n’est qu’une liste d’exemples, les « field recordings » ne manquent pas ! Sachant aussi que tous les petits et les grands de la musique old time, du country blues et de ses suites urbaines, du mouvement folk et de ses dérivés, de la musique country, d’un certain rock et des rebondissements en Grande Bretagne… ont interprété cette fameuse chanson : les sœurs Carter, Hobart Smith, Dock Boggs, Ralph Stanley, Doc Watson, Kilby Snow, George Pegram… Furry Lewis, Fred McDowell, Josh white, Big Bill Broonzy, Leadbelly, Jesse Fuller, Peg Leg Sam, Snooks Eaglin, Sonny Terry & Brownie McGhee, John Jackson, John Dee Holeman, John Lee Hooker, Memphis Slim, Big Walter Horton, Frank Hovington, John Cephas… Harry Belafonte, Paul Robeson, Richard Dyer-Bennet, John Jacob Niles, Woody Guthrie, Pete Seeger, Odetta, Jack Elliott, Johnny Cash (plusieurs versions), John Fahey, Mike Seeger, Stephen Wade, Merle Travis, John Hartford, John McEuen, Harvey Reid, Bruce Molsky, John McCutcheon, Stephan Grossman… Lonnie Donegan, John Renbourn, Billy Bragg et ainsi de suite jusque Bruce Springsteen, Joe Bonamassa, Van Morrison… 

 

 

Inutile de vous soûler avec une liste interminable – sachez simplement qu’elle est loin d’être exhaustive ! Et que certaines de ces versions s’éloignent quand même fortement des origines. Lesquelles remontent certainement au XIXe siècle, 1870 très probablement. A cette époque, les compagnies de chemin de fer des USA s’acharnent à construire leurs réseaux respectifs. La Cheasapeake and Ohio Railway pose ses rails dans les Appalaches. Les Big Ben mountains leur barrent le passage en Virginie Occidentale. Pour ne pas contourner, il faut creuser un tunnel. A la dynamite bien sûr, mais pour placer celle-ci, il faut des hommes capables d’enfoncer des pointes métalliques dans la roche dans le but d’y ouvrir des encoches destinées à recevoir les explosifs – d’où l’expression de steel driving pour désigner ce travail pénible qui se faisait à coups répétés de masses extrêmement lourdes. Travail dangereux aussi ; on ne comptait plus les accidents parfois dramatiques. Les anciens esclaves, fraîchement libérés, fournissaient la « main d’œuvre idéale » ; les Irlandais vous rappelleront qu’ils faisaient aussi partie du lot. Toujours est-il qu’à l’époque, un ouvrier afro-américain du nom de John Henry faisait partie des équipes de steel drivers en fonction dans les Appalaches.

 

L’homme était costaud avec une stature de près de deux mètres et une centaine de kilos. Il maniait la masse avec dextérité et était capable de travailler dans la chaleur suffocante des tunnels. Mais là comme ailleurs, on rêvait d’employer des machines qui non seulement rendraient le travail plus facile mais permettraient aussi, certainement, d’utiliser (et de perdre) moins d’hommes. Il arrive donc un jour où le contremaître explique à John Henry qu’il va procéder à l’essai d’une foreuse à vapeur et son ouvrier de lui répondre :

 

« A man ain’t nothin’ but a man,

But before I let your steam drill beat me down

I’die with a hammer in my hand, Lord, Lord,

I’die with a hammer in my hand”

 

“Un homme n’est jamais qu’un homme

Mais avant de me laisser battre par votre machine à vapeur

Je mourrai avec une masse à la main, Dieu oh Dieu

Je mourrai avec une masse à la main »

 

(Différentes versions de ce couplet existent, certaines s’opposent plus directement au patron qu’à la machine…)

 

Dans la version la plus courante, un concours s’engage entre l’homme et la machine. John Henry donne tout ce qu’il a et creuse plus vite que la foreuse mais son cœur lâche et il meurt.

Il faut s’interrompre un moment pour s’octroyer une comparaison intéressante. La chanteuse Sona Diabaté, griote de Guinée, chante Kounadia qui raconte l’histoire de Balladoussou Bourama, un laboureur qui abattait un travail considérable, autant que dix autres travailleurs dans une journée. Les autres, envieux, veulent organiser une compétition entre lui et un tracteur. Mais « l’homme n’est pas une machine, il n’a pas de fuel dans le crâne, pas de roues, pas de remorque derrière lui… » chante Sona Diabaté. Une mise en garde de la chanson africaine : ne tentez pas de rivaliser avec une machine. Fin de la parenthèse.

 

Cette histoire de John Henry est devenue légende et mythe, particulièrement dans la communauté noire dont 90% connaîtrait une forme ou l’autre du récit selon Guy B. Johnson auteur du livre John Henry : Tracking Down a Negro Legend (Chapel Hill, 1929). Mais bien avant le héros populaire véhiculé par la chanson, il y eut un fait divers authentique sur lequel on a beaucoup écrit : livres, articles, essais en tous genres, comédie musicale avec Paul Robeson dans le rôle... Les sources se sont multipliées et, comme le héros est très populaire, on le dit venir du Tennessee mais aussi d’Alabama, de Virginie ou de Louisiane. On discute également la date, ou encore le lieu – Art Rosenbaum situe l’action en 1882 en Alabama. Mais qu’importe, John Henry symbolise le travail manuel d’une communauté exploitée par une autre. Il symbolise la force, la dignité, le courage et sans aucun doute déjà la peur de voir son travail perdu au profit d’une machine – on verra que ce n’est guère la première fois dans l’histoire de l’industrialisation. Il est là évidemment le message sous-jacent de cet hymne populaire : non pas le refus obstiné du progrès mais une méfiance face à ses utilisations potentielles. La gauche comme la droite, et tous les ouvriers derrière ces conceptions de l’économie, ont salué le progrès technique en tant que moyen de libérer les hommes des parties les plus dures de leurs tâches. Ils n’ont pas nécessairement, du moins pas toujours, vu de suite les exploitations les plus libérales de la chose : une machine permet, à terme, de se débarrasser d’un certain nombre de travailleurs.

En ce sens John Henry demeure une chanson d’une actualité brûlante. Il faut aussi comprendre que le héros de cette histoire n’a fait que défendre son travail et donc celui de ses comparses ; il n’était en aucun cas un héros du système comme a pu l’être Stakhanov.

Alexeï Stakhanov était également devenu une star, au point d’avoir donné son nom au stakhanovisme… repris sous les traits du bon cheval Malabar dans La ferme des animaux de George Orwell, lequel Malabar se tue à la tâche, peut-être plus comme John Henry que comme Stakhanov finalement. Le mineur russe, en effet, réalisa le 31 août 1935, dans une mine du Donbass, un exploit qu’on attribua à lui seul. Il extrait, en cinq heures et quarante cinq minutes, la somme incroyable de 102 tonnes de charbon, soit plus de 14 fois la norme. Il semblerait qu’il reproduisit encore l’exploit quelques jours plus tard en battant son propre record. Stakhanov devient immédiatement un héros au moment où l’Union Soviétique voulait absolument accroître les rendements : il faut produire plus, il faut atteindre des objectifs. On va donc, grâce à cet ouvrier surdoué, augmenter les normes de production sans pour autant augmenter les salaires et la classe ouvrière accepte sans rechigner puisque Stakhanov a démontré que c’était possible. Et pourtant. L’affaire Stakhanov est un coup monté, avec casting organisé par un responsable du parti qui a sélectionné le meilleur candidat, le plus costaud – sachons que le directeur de la mine n’était guère favorable à cette mascarade.

Mais les autorités bien. Sachons également que l’ouvrier n’était pas seul, il avait avec lui une équipe de cinq personnes (le nombre varie selon les sources), tous occultés, oubliés au profit du héros qui devait devenir le symbole absolu d’un système de dévouement à la productivité. Stakhanov est glorifié, il reçoit une prime, on le loge dans un appartement meublé, il reçoit des offres d’étude à Moscou. Sa photo est affichée et la propagande se sert de ce colosse comme étendard d’une réussite. Aux États-Unis, Time publie sa photo en couverture. Tous les autres ouvriers se tuent alors à la tâche dans l’espoir d’obtenir autant d’avantages et de gloire. Ils n’obtiendront rien tandis que Stakhanov va devenir un outil de propagande à la dérive. On le nomme à divers postes pour lesquels il montre peu d’aptitudes sinon celle de boire en quantité, notamment avec le fils de Staline. On finira par l’envoyer sur une voie de garage. Il mourra en 1977 d’un cocktail de sclérose en plaques et de delirium tremens, victime évidente d’un système qui l’a complètement dépassé. Héros malgré lui d’une machination et non d’une opposition à la machine comme John Henry. Deux colosses, deux forces de travails, deux symboles, l’un devenant héros populaire d’un prolétariat minorisé par la ségrégation, l’autre devenant héros fabriqué par une politique de propagande qui n’a aucune considération pour l’homme lui-même. Le procédé est bien connu sous tous les régimes. Dès qu’on peut récupérer et instrumentaliser le travail, le courage ou, pire encore, le décès d’une catégorie de travailleur, nos hommes politiques se montrent également surdoués. Pendant ce temps-là la population, lorsqu’elle chante encore, chante ses propres héros.

 

John Henry ne fut donc pas un héros de la méritocratie ; il était un travailleur qui se donnait à fond, au risque de se faire exploiter bien évidemment, au risque d’en mourir aussi. Mais il se donnait à fond parce qu’il avait besoin de son boulot et non pour donner un exemple aux autres. Ivan Illich écrivait au début des années 70 : « On forme les hommes à rivaliser entre eux pour conquérir le droit de se frustrer eux-mêmes. Mus par la rivalité, aveuglés par le désir, c’est à qui parmi eux sera le premier intoxiqué à l’outil » (La convivialité). Et on repense immanquablement à Stakhanov dont tous les chefs d’états souhaitent sans doute avoir un représentant bien visible au sein de leur main d’œuvre.

 

Puisque c’est de chanson populaire que nous parlons, il est intéressant de noter qu’il semble bien difficile de trouver une chanson à la gloire de Stakhanov. Il y en eut bien évidemment. Il suffit de chercher Alexei Stakhanov sur Youtube pour voir diverses versions d’un film montrant Stakhanov et sa bravoure puis des mineurs défilant fièrement en chantant une chanson à la gloire du héros ; film de propagande sur lequel nous savons bien peu de choses. Un tel héros ne pouvait échapper aux chansons bien évidemment. D’autant que Staline en rajoutait quelques couches en disant par exemple que « la vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus joyeuse », sorte de devise qui devait aussi être chantée dans ce mouvement qui érigeait le travail forcené en gloire absolue et en vecteur d’ascension sociale (très peu démontrée…). Mais il est très difficile de repérer ces chansons.

 

Revenons-en maintenant à nos machines (il faut d’ailleurs signaler qu’Alexeï Stakhanov travaillait avec une machine pneumatique). Johnny Cash s’est inspiré de la chanson traditionnelle pour en faire une histoire mi chantée mi parlée avec toute la truculence dont il était capable ; il a baptisé cette chanson The Legend of John Henry’s hammer, il ne s’est pas privé de la chanter devant les prisonniers de Folsom :

“John Henry said, "I feed for little brothers
And baby sisters' walkin' on her knees
Now did the Lord say that machines ought to take place of livin'?
And what's a substitute for bread and beans? I ain't seen it!
Do engines get rewarded for their steam?

John Henry said to his captain "A man ain't nothin' but a man
But if you'll bring that steamdrill 'round I'll beat it fair and honest.
I'll die with that hammer in my hand but, I'll be laughin',
'Cause you can't replace a steel-drivin' man”

 

“John Henry dit “je nourris les petits frères

et les petites sœurs qui avancent encore à genoux

maintenant Dieu aurait-il dit que les machines doivent prendre la place de la vie

Et alors par quoi remplacer le pain et les haricots ? je ne vois pas !

Est-ce que les machines sont récompensées pour leur vapeur ?

John Henry dit à son contremaître « un homme n’est jamais qu’un homme

Mais si vous amenez cette foreuse à vapeur, je la battrai loyalement

Et je mourrai la masse à la main en riant

Parce que vous ne pouvez remplacer un homme spécialisé dans le maniement de l’acier »

 

C’est donc bien d’une opposition à la machine qu’il s’agit. Un phénomène qui n’était pas nouveau sur terre en ces années 1870 ou 1880 puisque les Anglais avaient débuté le même siècle en connaissant un mouvement assez violent d’opposition à la mécanisation. Ce qu’on appelle le Luddisme a vu le jour vers 1811. Les tondeurs de laine (tout un travail spécialisé de préparation de la laine) et les tisserands du nord de l’Angleterre avaient l’habitude de travailler sur leurs propres métiers, avec leurs connaissances et leurs instruments, et de bénéficier d’une sorte d’autonomie. Mais l’industrialisation avançait inexorablement et les patrons pour lesquels travaillaient ces artisans ont commencé à généraliser les métiers mécanisés et autres machines concentrées dans des manufactures – c’est la politique du « laisser-faire » qu’on appelle aujourd’hui libéralisme économique.

Ces artisans ont peur parce que cette nouvelle économie met leurs moyens de subsistance en danger. Comme l’écrit Roy palmer dans son livre The sound of history, songs and social comment : « Pour ne pas devenir esclaves des machines, au mieux, ou éviter, au pire, de se retrouver sans travail, on en arrive à détruire les outils du progrès ». S’en suit donc un mouvement qui tire son nom de Ned Ludd (ou Edward Ludlam, Captain Ludd, General Ludd), un apprenti qui avait déjà brisé une machine à la fin du XVIIIe siècle. C’est en s’inspirant de cet homme et des premiers bris de machine du siècle précédent que le mouvement prend de l’ampleur et que, pendant deux ans, divers métiers à tisser ou à tricoter sont cassés, des ateliers sont brûlés. La violence fait rage, le nombre de ceux qui se soulèvent est impressionnant. La répression se fait donc plus forte encore. Des morts jonchent le terrain puis plusieurs rebelles sont pendus.

Le Luddisme est passé comme une vague redoutable, brisant des machines qui ne pouvaient produire un travail aussi soigné que des ouvriers spécialisés mais qui travaillaient bien plus vite dans une organisation plus centralisée… un mouvement qui doit être analysé, avec le recul, comme une protestation face au capitalisme. Il ne s’agit pas, contrairement à ce que certains ont pensé ou écrit, d’un petit incident de l’histoire ; l’événement a fini par faire couler beaucoup d’encre et suscité diverses analyses profondes. Le progrès technique a, en effet, toujours été présenté comme vertueux, indépendamment des conséquences sociales et humaines possibles mais bien souvent négligées pour ne pas dire évacuées dès l’instant où se présente une nouvelle invention. Rien n’a changé bien évidemment.

« Sans cesse le progrès, roue au double engrenage, fait marcher quelque chose en écrasant quelqu’un » écrivait Victor Hugo. Beaucoup plus tard, Albert Jacquard dira du progrès technique : « constatant que son rythme est toujours plus rapide, nous commençons à ne plus applaudir de confiance ».

En tout cas, le Luddisme est devenu, chez les Anglo-Saxons, une sorte de catégorie péjorative dans laquelle les partisans du néo libéralisme jettent tous ceux qui doutent de certains progrès, qui soutiennent certaines causes environnementales, qui demandent un ralentissement de la croissance, etc. D’autres, par chez nous, emploient allègrement des termes comme Khmers verts, ayatollahs, Amish et que sais-je encore – autant d’appellations nettement moins reliées à l’histoire de nos populations !

Les Luddites ont laissé des traces. Charlotte Brontë en parle dans son roman Shirley. Lord Byron, poète révolté s’il en est, n’hésitait pas à prendre la défense des luddites, sur lesquels il écrivit un poème intitulé Song for the Luddites. Dans un discours à la Chambre des Lords en 1812, il tint à peu près ces propos : « Il suffit d’employer une seule de ces machines spécifiques pour qu’un homme puisse faire le travail de beaucoup et que les travailleurs superflus se retrouvent sans emploi ». Beaucoup plus près de nous, l’auteure américaine Sue Hubbel raconte sa vie dans les Appalaches dans son livre Une année à la campagne. Dans une grande communion avec la nature et les saisons, elle élève des abeilles et se débrouille seule pour la plupart des tâches d’une vie sobre.

Elle parle volontiers des outils qu’elle a appris à utiliser. « Je suis arrivée à la conclusion que je menais depuis quinze ans une vie bien remplie et satisfaisante sans m’être jamais servie d’une clef à cliquet et que par conséquent, même si cet outil a de l’importance pour les autres, il n’en a probablement aucune pour moi. Une attitude quelque peu Luddite, peut-être, mais j’apprends à vivre avec mes lubies et avec celles de mes voisins ».

Voilà donc un mot qui est entré dans un vocabulaire courant avec une signification profondément historique.

 

La chanson populaire conserve également le souvenir de cet épisode historique important. La fabrique de Foster dans le Yorkshire fut attaquée le 9 avril 1812 par plusieurs centaines de personnes armées de tout ce qu’ils avaient pu saisir pour casser les machines incriminées. On peut encore écouter la chanson Foster’s millinterprétée par le groupe Swan Arcade. – il y est nettement question de briser les machines et de bouter le feu à la manufacture.

Les croppers, sortes de petits métayers aux tâches multiples, jouèrent un rôle important également dans ces petits métiers des étoffes et tissus. Ils se sont donc tout naturellement joint au mouvement des luddites, notamment du côté de Nottinghamshire. Ils maniaient un énorme marteau, baptisé Great Enoch, afin de briser les nouveaux outils de leurs patrons. Cropper’s lads (ou The cropper’s song) est une chanson qui fut interprétée par divers chanteurs du mouvement folk anglais : Lou Killen, Maddy Prior, Bill Price, Mawkin Causley…

 

“Great Enoch still shall lead our van,
Stop him who dares, stop him who can.
Step forward, every gallant man,
With hatchet, pike and gun!”

 

« C’est le Great Enoch qui conduit notre avant-garde

Que l’arrête celui qui ose, celui qui peut

Qu’avance chaque vaillant homme

Avec hache, pique ou fusil »

 

Une autre chanson fit son chemin à l’époque sous le titre General Ludd’s triumph, titre et texte qui influencèrent le groupe Chumbawamba pour son album consacré aux chansons rebelles d’Angleterre sur lequel ils interprètent The triumph of General Ludd. Chanson dans laquelle ils insistent sur la colère et la possible violence de ceux qui voient le prix de leur travail chuter du jour au lendemain.

 

« L’esclavage humain n’a pas été aboli par la machine, mais en a reçu figure nouvelle » écrit Ivan Illich. Jack London en parlait déjà au début du siècle dans Le talon de fer :

« Vous découvrirez que tous sont esclaves de la machine ». Et cet esclavage s’est manifesté de multiples façons au fil du temps. Une autre chanson anglaise exprime ce changement autrement, sans référence aux Luddites. Le patriarche du mouvement folk anglais, Albert Lloyd chantait une version intitulée The weaver and the factory maid. Il commente cette ballade de la façon suivante : « Les premières chansons des tisserands datent de l’époque où ils tissaient à la main, à domicile, allant de village en village, s’installant dans les fermes et les cuisines de tout un chacun. Les occasions de rencontres amoureuses étaient alors nombreuses.

L’invention des métiers mécaniques et l’établissement de manufactures textiles ont amené de grands changements dans leur vie. Cette chanson illustre ce moment historique où ces artisans manuels ont été obligés de suivre les filles au sein des manufactures et de travailler sur des machines à vapeur – les chansons rurales devenant expressions urbaines ». Ils sont très nombreux à avoir chanté diverses versions de cette chanson en Grande Bretagne. On relèvera une très belle version de Chris Wood au sein du projet Imagined Village, une version de Martin Carthy avec le groupe Brass Monkey, d’autres encore par Steeleye Span, Scotch Measure, Mike Harding, Bellowhead, Pilgrim’s way… et ainsi de suite.

 

 

 

« Mais où sont donc les filles, je vous le demande

Elles sont toutes parties tisser à la vapeur

Et si vous désirez les retrouver il faudra vous lever à l’aube

Et vous traîner à la manufacture au petit matin »

 

Enfin, n’oublions pas que la machine représente aussi divers dangers. On n’est pas à l’abris d’un accident. La chanson Poverty knock, beaucoup plus récente, a été écrite par un tisserand du nom de Tom Daniels dans la première moitié du XXe siècle.

 

« Parfois une navette est éjectée du cadre

Et s’en vient frapper une pauvre femme

Elle est allongée dans son sang mais personne n’y prête attention

Qui donc l’emmènera dehors ? »

 

Poverty knock a été chanté par Pete Coe, Chumbawamba, Roy Bailey, Jon Raven, Roy Harris, Jim Moray, Joe Boden… soit plusieurs générations de chanteurs anglais. Cette chanson me fait immanquablement penser au film Daens réalisé par Stijn Conings en 1992 et qui met en scène la vie des ouvriers dans les industries textiles de la Flandre Orientale belge. Cela se passe à la fin du XIXe siècle et l’on y voit les conditions affreuses, mais bien réelles, dans lesquelles les ouvriers, femmes et enfants bien souvent, devaient travailler et subir d’horribles accidents. Un film comme aurait pu le faire Ken Loach. On peut évidemment  revoir Metropolis ou Les Temps Modernes. Mais aussi le film ukrainien La terre d’Alexandre Dovjenko (1930) à la gloire des Kolkhozes – on y voit l’arrivée du tracteur sous les regards ébahis des paysans ; mais le tracteur tombe en panne à court d’eau, alors chaque homme monte sur l’engin et pisse dans le réservoir du radiateur : il ne faudrait pas que le progrès recule avant même d’avoir avancé !

 

Si nous avons exploré le répertoire des tisserands, il est évident que d’autres métiers ont exprimé leurs craintes face à la mécanisation. Une de mes chansons préférées a été écrite par Johnny Handle de la région de Newcastle, membre du fameux groupe High Level Ranters. Handle a été mineur, instituteur puis musicien et chanteur. Il a écrit et chanté The Trepanner song, qu’il accompagnait au banjo (il joue également guitare, accordéon chromatique et Northumbrian pipes).

 

“J’ai gardé ma pioche bien taillée et pointue

Pour assurer une frappe dure

J’ai dompté mes outils

Mètre après mètre

Je connaissais mes outils

Comme une mère connaît ses enfants

Polis par la sueur

Ils m’obéissaient

Quand on travaillait la veine

Mais les temps changent rapidement

Et ma pioche est devenue une trépanneuse

Nous travaillons la veine

Avec uniquement deux mineurs

Arrachant le charbon

Bien plus vite que du temps de mon père

Adieu pioche et pelle

C’est la mine moderne aujourd’hui

Mais nous continuons à travailler la veine. »

(The Trepanner song n’existe hélas que sur un disque 33 tours : High Level Ranters. High level. (Trailer LER2030). On pouvait voir Johnny Handle interpréter cette chanson dans le film La marche des gens du Nord de Claude Fléouter. Malheureusement on ne parle plus de ce film nulle part ! Une version de la chanson existe sur Youtube, chantée dans un pub par Derek Seed mais avec moins de talent que Johnny Handle).

On ne parle plus de briser les machines. On s’en méfie, on craint pour son emploi, pour sa santé, mais on ne va plus dans les manufactures dans le but d’écraser ce nouvel ennemi. A ce titre, le mouvement des Luddites fut historique. Il a marqué les esprits et continue de le faire.

Jack London y fait référence dans Le talon de fer, déjà cité :

« En Angleterre, au XVIIIe siècle, hommes et femmes tissaient le drap sur des métiers à main dans leurs propres maisons. C’était un procédé lent, coûteux et peu pratique, ce système de manufacture à domicile. Puis vint la machine à vapeur avec son cortège d’automatisations en tous genres. Un millier de métiers assemblés dans une grande usine et actionnés par une machine centrale tissaient le drap à bien meilleur compte que ne pouvaient le faire chez eux les tisserands sur leurs métiers à main.

L’usine était le royaume de l’entente frauduleuse, devant laquelle s’efface la concurrence. Les hommes et les femmes qui avaient travaillé pour eux-mêmes sur des métiers à main venaient maintenant dans les fabriques et trimaient sur les métiers à vapeur, non plus pour eux-mêmes mais pour les propriétaires capitalistes. Bientôt de jeunes enfants peinèrent aux métiers mécaniques pour des salaires réduits, et y remplacèrent les hommes. Les temps devinrent durs pour ceux-ci. Leur niveau de vie baissa rapidement. Ils mouraient de faim. Ils disaient que tout le mal venait des machines. Alors ils entreprirent de briser les machines ».

Et l’auteur poursuit en écrivant « « au lieu de détruire ces merveilleuses machines, prenons-en la direction ».

London était à l’époque, en 1908, dans une utopie très marxiste. Karl Marx avait en effet écrit : « Il faut du temps et de l’expérience avant que les ouvriers, ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste, dirigent leurs attaques non contre le moyen matériel de production, mais contre son mode social d’exploitation ». L’histoire n’a pas réussi ce pari ! Ni London ni Marx n’ont pu s’en rendre compte. Marx savait que des hommes allaient perdre leur emploi à cause de la mécanisation mais il pensait qu’une compensation se ferait par le fait qu’il faudrait une main d’œuvre pour fabriquer les dites machines. Certains économistes nous vendent encore ce rêve.

 

Quoi qu’on en pense, les mondes industriel et post-industriel se sont développé en laissant divers ravages humains dans leurs sillages. Une dernière chanson anglaise pour nous en convaincre. Elle est de la plume d’Ewan MacColl cette fois. Le chanteur avait écrit My old man en pensant à son père, ouvrier auquel ses engagements syndicaux causèrent divers problèmes. Dans son autobiographie (Journeyman) MacColl écrit qu’un jour il s’est rendu compte que son père n’avait plus le pas assuré qu’il lui avait connu jusque-là ; « il avait soudain la lente nonchalance du chômeur permanent ».

 

« They gave him his card, said, things are slack
We've got a machine can learn the knack
Of doing your job, so don't come back
The end of my old man »

 

« Ils lui ont donné son formulaire, les affaires vont mal

Nous avons une machine capable d’avoir la maîtrise

De faire ton boulot, alors ne reviens plus

C’était la fin de mon vieil homme ».

 

Et la France dans tout ça ? Elle n’est pas en reste, pas plus, certainement, que l’ensemble du monde.

A la lecture de L’établi de Robert Linhart qui travailla un an chez Citroën fin des années 60, on comprend les multiples rouages de ce qu’on peut appeler machine. On se rend compte également que chaque usine a, très probablement, son ou sa Stakhanov qui empoisonne la vie des autres. Et puis « la peur fait partie de l’usine, elle en est un rouage vital ». Ou encore « des machines moulent la tôle, d’autres pétrissent la matière humaine.

L’usine est un tout ». La chanson réaliste n’avait pas oublié de le chanter. Emma Liebel, totalement oubliée aujourd’hui, fut une des pionnières du genre. Elle enregistra bien avant les grands noms de ce courant puisqu’elle disparut en 1928 laissant derrière elle des enregistrements devenus rares mais des chansons devenues célèbres parce que reprises par d’autres grandes voix de la chanson réaliste.

Elle chanta Autour des usines (de Dumont et Benech) en 1924 :

« On entre tout gosse en se disant 
"Je n' passerai pas ma vie là-dedans !" 
Mais la machine, c'est comme la femme 
On la maudit, on la réclame 
Des fois la gueuse, d'un coup d' massue 
Vous casse une patte ou bien vous tue 
Les plus veinards, pour qu'ils en sortent 
Il faut qu'on les mette à la porte ».

L’espoir revient quand la machine s’arrête et que les bistrots ouvrent leurs portes…

Ici encore, on a peur de l’accident, on a peur de la machine.

On peut en rire aussi bien évidemment et les Frères Jacques ne s’en sont pas privé en 1950 en chantant leur Complainte mécanique suffisamment cynique et grinçante pour qu’on ne s’y trompe pas…

 

Plus près de nous, on trouvera divers textes chantés dans des styles bien différents. J’en retiens en tout cas deux. Souvenons-nous du groupe Dupain dans lequel évoluait déjà le chanteur Sam Karpienia ; ils consacrèrent un disque entier à l’usine (L’usina) chanté en occitan comme il se doit. La chanson Lo Progrèsest sans appel :

 

« Ca ne vous fait pas trembler

Quand vous voyez dans des usines

Où autrefois il fallait mille ouvriers

Et qu’aujourd’hui, moyennant quelques machines

Un quart suffit et tout marche pareil

Pour l’inventeur, pour l’homme de génie

D’occupations, ici, il n’en manque pas

On est aujourd’hui d’un siècle d’infamie

C’est le progrès, c’est le progrès qui le fait »

Autre exemple récent avec un des meilleurs groupes de rap/rock de France : La Canaille et sa chanson L’usine :

« Avant d'reprendre l'effort, il écrase son mégot 
Rentre, croise, aussitôt, son chef qui râle pour la minute de pause en trop 
Le v'là à nouveau entre deux moules qui s'ouvrent et se referment chaque trente secondes chrono 
Pour éjecter une pièce qu'il faut couper, séparer jeter, poser dans l'chariot 
Eh ouais, la nuit, le jour, ici, c'est ça le boulot »

 

 

Immanquablement, on pense à cet excellent livre A la ligne, feuillets d’usine, écrit par Joseph Ponthus et publié récemment. Ponthus fait l’expérience de prendre des boulots intérimaires dans des usines où l’on ne rigole pas spécialement : abattoirs, conserveries…

« De vagues engagés volontaires dans une guerre

Contre la machine

Perdue d’avance certes

Mais qui rapporte au moins une solde mensuelle »

 

Et puis, la machine est bien plus que la machine, elle est le rouleau compresseur d’une machinerie impitoyable qui met tout en rouages et en chaînes : les services publics, la santé et la médecine, l’éducation, l’assistance sociale, les transports, les travaux publics… Si Ivan Illich a écrit La convivialité en 1973, on peut considérer qu’il était visionnaire lorsqu’il écrivait que « le monopole du monde industriel de production fait des hommes la matière première que travaille l’outil ». Il ajoute également :  « Il n’y a qu’une façon de liquider les dirigeants, c’est de briser la machinerie qui les rend nécessaires – et par là-même la demande massive qui assure leur empire » Albert Camus dans L’homme révolté écrit que « les illusions bourgeoises concernant la science et le progrès technique, partagées par les socialistes autoritaires, ont donné naissance à la civilisation des dompteurs de machines… ».

Le système est devenu la machine. S’il est un groupe essentiel dans l’histoire du rap/rock c’est bien Rage against the machine qui sans fioritures balance des chansons enragées contre cette machinerie étatique et mondialisée. Pas étonnant que maintenant que le groupe est dissous, Tom Morello continue non seulement une carrière de musicien engagé mais également diverses activités militantes.

On aurait pourtant pu espérer que la machine viendrait nous libérer. C’était un espoir de Marx mais aussi un souhait de Paul Lafargue qui fit paraître, en 1880, Le droit à la paresse, ouvrage dans lequel il écrit que la machine devrait être le rédempteur de l’humanité à laquelle elle doit  donner des loisirs et la liberté…

Ceux qui, aujourd’hui nous vantent la fameuse et indispensable 5G nous parlent très peu des avantages que cette technologie présente pour certains industriels ou grands commerçants (commerce en ligne…) qui vont pouvoir remplacer des dizaines de travailleurs par des robots. On n’est pas sorti de l’auberge et on est loin de la liberté et des loisirs rêvés par Lafargue.

 

Je terminerai en donnant la parole à Henry David Thoreau et à Gilles Servat. Thoreau disait :

…l’homme avec ses machines est à mi-chemin du cheval et du bœuf. Peu importe l’endroit où le fouet a frappé, il est de ce fait paralysé » (Marcher).

Et Gilles Servat, sur son magnifique dernier disque, nous propose une chanson nouvelle intitulée Cheval aux yeux de prune :

 

« Tout seul avec sa vanité

L’homm’ descendu de ton échine

L’homme enchimié qui t’a quitté

L’homm’ n’a-t-il pas sur ses machines

Perdu un peu d’humanité ? »

 

Hommage au cheval, hommage à l’entente qu’il y eut entre l’animal et l’homme, cette chanson intelligente nous résume tout en quelques mots et en quelques notes.