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Des mondes de musiques

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Kazut de Tyr

Travailler la musique bretonne sur des rythmes et instruments orientaux.

Par François Saddi

Gaby Kerdoncuff photo DR

C’est au studio de l’ermitage à Paris que le trio à lancé son second album à l’occasion des 10 ans du label Hirustica. Ce fut un concert mémorable (le 16 mars 2017) qui a réuni successivement sur scène les groupes Serendou et Kazut de Tyr avec quelques invités triés sur le volet, dont le tubiste de jazz Michel Godard et les chanteurs breton et kurde Eric Menneteau et Kani Kamar. Faisons plus ample connaissance avec le groupe à l’occasion d’une rencontre avec Gaby Kerdoncuff :

Tout d’abord, un peu d’histoire : où, quand et comment vous êtes-vous rencontrés tous les 3 ?

C'est l'esprit d'ouverture des Rencontres internationales de la clarinette Populaire de Glomel (22) qui nous a rapprochés, Jean (Le Floc’h) m'y avait invité à jouer dans son groupe Termajik il y a une quinzaine d'années, j'ai ensuite participé à un enregistrement. Ensuite, après avoir travaillé en duo, nous sommes allés vers Yves-Marie Berthou d'origine kabylo/bretonne qui vit à Brest avec qui nous avons travaillé la musique bretonne sur des rythmes et instruments orientaux (Davul, tapan, def et derbuka) à partir de 2010. Notre premier travail commun a été le ciné-concert Kazut de Tyr et quelques apparitions dans les festoù-noz.

A propos du nom du groupe, Tyr est je crois une ville du sud Liban, mais Kazut

En fait le nom Kazut de Tyr vient d'une expression roumaine « KAZUT din TIR » qui veut dire : Tombé du camion (TIR = Transport International Routier). Un glissement sémantique volontaire nous a permis d'en tirer un récit. Nous avons élaboré un conte musical en ciné-concert qui nous faisait passer par la ville de Tyr. Le nom du spectacle est devenu le nom du groupe. En réalité nous avons voyagé les uns et les autres en Roumanie, Serbie, Bulgarie, Albanie, macédoine, Turquie, Jordanie, Kurdistan d'Irak, Maroc, Egypte sans jamais mettre les pieds à Tyr ...

Avec quel projet ? celui de l’ouverture sur les autres cultures …

Bien sûr, tout part de l'émerveillement à l'écoute de certaines musiques et la volonté de s'exposer à de nouvelles formes (Musique classique arabe avec les frères Khoury en Jordanie, tradition Alepine avec Fawaz Baker, fanfares de Kocani, musiques du Kurdistan etc …). Un de nos projets en 2013 était d'aller en trio suivre l'enseignement de Fawaz Baker dans son salon de musique d'Alep, mais la guerre de Syrie a tout anéanti et entravé notre démarche que nous avons poursuivie avec lui en France.

Yves-Marie allait régulièrement en Turquie et en Macédoine ou nous nous retrouvions à Kocani loins des conflits. Jean a joué en Albanie. Ayant gardé des liens avec le Kurdistan, nous avons été sollicités par le gouvernement autonome d'Erbil pour monter un projet avec des musiciens kurdes (Dengekan). Mais là aussi, nous étions en tournée en Irak au moment ou Daesh attaquait Mossoul et menaçait le Kurdistan dont le gouvernement n'était plus en mesure d'assurer le soutien de notre démarche. L'émerveillement du départ a été largement mis à mal par les réalités sur le terrain. Aujourd'hui, beaucoup de grands musiciens du Moyen-Orient vivent en Europe parmi nous en France, en Allemagne, Belgique, Suède. Nous avons eu la chance d'en rencontrer quelques uns et de découvrir la valeur inestimable de leurs cultures quelquefois menacées d'anéantissement.

Kazut de Tyr Photo DR

Votre second disque (cf chronique dans ce même n°) présente une nette évolution quant au corpus abordé… Comment se fait le choix du répertoire ?

Connaissant les obstacles dont j'ai parlé et ne pouvant plus envisager de projet en Irak, nous avions songé à un album exclusivement breton. Je le vivais mal, comme un repli, un échec. J'ai appelé Kani Kamar que j'avais rencontré à Erbil en 2014. Il avait obtenu son visa pour la France ce qui nous a permis de reprendre en partie le répertoire de Dengekan que nous avions délaissé 2 ans plus tôt. Jean le Floc'h a largement contribué à proposer la matière bretonne, il a renforcé la matrice et nous y avons introduit nos acquis orientaux, Yves-Marie y a développé les rythmes. Ensuite nous avons eu la chance de rencontrer Maelle Vallet, harpiste qui apprend le qânûn auprès de grands maîtres tels que Goksel Baktagir (Turquie) et Mohammad Salah el Din (égypte). Eric Menneteau faisait partie de Dengekan au Kurdistan, il est revenu tout naturellement. Lionel Mauguen au saz était déjà avec nous dans notre premier CD. Le répertoire est donc le résultat de nos voyages en Macédoine et au Kurdistan.

A propos du peuple kurde Gaby, tu as introduit le concert en le dédicaçant au peuple kurde en mémoire de la journée du 16 mars 1988, peux-tu nous en expliquer les raisons ?

Le 16 Mars 1988 démarrait l'opération Anfal avec le bombardement chimique d'Halabja contre les kurdes. C'était l'opération punitive contre les kurdes menée par l'armée de Saddam Hussain. La conscience des épreuves qu'on traversé les kurdes d'Irak est partagée par les musiciens bretons du groupe qui ont joué là-bas. Lors de notre tournée de juin 2014 quelques jours après la prise de Mossoul, nous avons visité la prison rouge d'El Souleymanye. Nous avons pu prendre la mesure des atrocités commises par les soldats de Saddam Hussein et son cousin "Ali le chimique", se servant entre autres des Mirages vendus par la France. Cette page funeste revient à nos mémoires avec les bombardements d'Alep, Homs et la liste ne s'arrête pas là hélas. Je la relie aussi à Guernica, et aux destructions qu'a connues l'Europe. Je vois beaucoup de parallèles entre la guerre de Syrie et la guerre d'Espagne. La découverte des autres cultures nous oblige aussi à ouvrir les yeux sur certains aspects terrifiants dans lesquels nos propres pays sont parfois impliqués. La lucidité est douloureuse.

Quelle est pour vous l'importance du rythme ?

Nous avons eu beaucoup de plaisir à adapter certains rythmes orientaux à notre musique toutes ces années. Sans prétention ethnomusicologique, je crois pouvoir affirmer que dans les traditions orientales, le rythme est une matrice. Dans la musique bretonne, la percussion est quasi-inexistante, elle est produite par les pieds des danseurs ou les bruits d'outils dans les chants de travail. En Bretagne, si l'on exclue les vielles à roue et l'usage du chien, les apports de percussions se sont cantonnés au tambour napoléonien qui a fait son apparition au 19e en accompagnement des couples de sonneurs, et depuis 70 ans, la caisse claire écossaise qui est apparue dans les bagadoù et qui a nourri une branche de la musique d'ensemble. En ce qui concerne ce que j'appelle le cœur de la tradition populaire, aucune percussion n'a jamais occupé de position centrale à ma connaissance. Je m'étonne que les chanteurs de kan ha diskan n'aient pas adopté de percussions d'accompagnement. C'est probablement par timidité et il aura fallu attendre l'arrivée récente du beat-box pour que cela se produise. Cela traduit bien le manque d'ancrage de la percussion au cœur de la tradition bretonne chantée. J'ai été stupéfait de découvrir par exemple comment les kurdes utilisent le def. L'instrument va jusqu'à accompagner le texte, la rythmique intérieure, le roulement des mots, au plus près de la prosodie. C'est sur ces chemins que nous avons entrainé Yves-Marie, mais là aussi la langue bretonne et sa connaissance jouent un rôle. Si on se place en puriste, on peut considérer que la musique bretonne dans ses formes anciennes est le modèle absolu, mais je ne crois pas à cette idée qui est trop confortable. Il est tout aussi vital artistiquement de créer de nouvelles branches à partir de ces racines anciennes dont nous sommes dépositaires. C'est un peu ce que nous avons voulu faire en adoptant des rythmes orientaux qui pouvaient servir nos musiques de danse (Maqsum, Baladi, chiftitelli), d'autres comme la dvoika, le davuli, qui est un 6/8 ou 2/4 ou des rythmes comme la batùta que l'on trouve en Roumanie. Les apports rythmiques sont essentiels aux côtés de l'aspect micro-tonal. Evidemment nous ne sommes pas les seuls et je constate que beaucoup de jeunes musiciens aujourd'hui sont ouverts à ces questions. Ils sentent aussi que cette ouverture-là est porteuse d'enrichissement formel qui peut féconder leur travail musical tout en résonnant dans la musique populaire comme un élément manquant.

Rusen Filiztek Photo DR

Venons-en aux arrangements et à l’orchestration de ce 2ème disque ; je remarque que vous avez conservé la formation pour ce premier grand concert, le trio deviendrait-il un septet ?

Difficile de le dire pour le moment. Nous allons essayer de faire vivre JORJUNA sur scène. A titre personnel j'ai mené ou produit plusieurs expériences collectives avec le nonnette "la Coopérative" il y a 15 ans, Al Wasan à 8 musiciens ou le Gipsy Burek Orkestar ou nous étions 9, etc...

Porter un sextet dans les réalités actuelles des musiques du monde n'est pas chose aisée. Nous aimerions tous partager l'énergie que nous avons découverte dans ce groupe, il y a un réel désir de tous les musiciens d'appartenir à l'aventure. Il est important pour nous de garder le lien entre musique bretonne et kurde que nous avons contribué à créer et de garder ce son.

Quelques mots sur l’utilisation des instruments "quart de tons" ? Les tempéraments anciens, les modes orientaux ?

Nous utilisons des intervalles non tempérés dans les morceaux bretons et certains modes orientaux que nous avons en commun. Sans entrer dans les détails, ces intervalles sont plus subtils que des divisions en ¼. Les maqams nous servent de référence, y compris pour définir certains de nos modes bretons quand c'est possible aujourd'hui grâce à la précision du qânun. Parallèlement à ses études orientales Maelle Vallet a travaillé sur un panel de chansons bretonnes dont elle a "mesuré" la micro-tonalité à l'aide du qânun. Ces tempéraments anciens appartiennent aussi à nos cultures européennes même s'ils sont moins pratiqués qu'en Orient. Je crois que c'est une part de nous-mêmes que nous réhabilitons en même temps que nous relions notre culture à celle des orientaux. Plus largement cela demande l'acquisition de connaissances, des comparaisons incessantes et des adaptations. Cela nous place à la fois dans une forme de renouveau, dans le respect de formes anciennes et dans l'ouverture, c'est passionnant.

Pour ce qui est de la scène, La dimension concert est évidente à l’écoute des albums. Qu’en est-il du bal ?

Comme je l'ai dit plus haut, c'est un lien populaire qu'il est important de garder pour ne pas se renier. Nous continuerons de jouer en trio dans les festoù-noz lorsque l'occasion nous en est donnée. Nous aimons faire danser. Jean a quant à lui une formule qu'il appelle le "Bal Floc'h" qui remporte un franc succès. Eric, Yves-Marie et Maelle sont aussi très présents dans la musique bretonne à danser. Le concert sort de l'aspect fonctionnel de la danse, il a une autre vocation plus ouverte vers un public plus large, il permet aussi des libertés avec les formes et le temps que ne peut pas concevoir le bal.

 

Y a-t-il des projets pour les temps à venir en dehors bien sûr de faire vivre ce très beau CD ?

Dans les semaines qui viennent, nous allons commencer un travail avec un nouveau chanteur et musicien kurde : Rusen Filiztek qui est originaire d'Adana. C'est une décision très récente car notre chanteur Kani Kamar est sélectionné à The Arabic Voice à Beyrouth. Ainsi va la vie !  

Ensuite nous nous installerons à une terrasse de Tyr pour déguster un excellent vin libanais … à moins qu'il nous faille nous contenter d'en rêver en sirotant un Chouchen à Locquemeau en Bretagne avec des amis réfugiés.