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Des mondes de musiques

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LE NOUVEAU CABARET SAUVAGE EST NE

Frank Tenaille @ Introduction à « Cabaret sauvage. Liberté, Cabaret, Fraternité » 1997-2017, Histoire d’un lieu ouvert au monde par Frank Tenaille, 150 p, Ed. CS.

Après 20 ans de « coups de cœur » dans le Cabaret Sauvage, toujours empreints d’une dimension métissée, Méziane Azaïche a décidé de faire construire, durant l’été 2019, un nouveau chapiteau, en remplacement de celui existant, afin d’en finir avec les plaintes des riverains et de retrouver une liberté quant à son envie de programmer toutes les musiques.

Soit un nouveau lieu, le premier Magic Mirrors insonorisé au monde, avec une excellence de la qualité acoustique et un souci de l’espace et de la convivialité encore plus palpables. Le Cabaret Sauvage fait donc peau neuve, mais il garde cet esprit de lieu de fête et de vie qui est son ADN : soit danses, musiques, théâtres, concerts, cirque, et son doux mélange des genres et des gens. Le spectacle d’ouverture, « Welcome Alykoum » (du 30/10 au 2/11 qui réunit la journaliste et réalisatrice Rokhaya Diallo, le chanteur et auteur HK, la chanteuse Awa Ly et des circassiens) sera justement un plaidoyer poétique et politique contre le racisme et une ode à la France métissée et combative.
 

Meziane Azaiche lors de la construction du "nouveau" Cabaret Sauvage - Photo DR

 

MEZIANE AZAICHE : L’HOMME QUI REALISAIT SES REVES

« L’endroit que je préfère à Paris, c’est le Cabaret sauvage ».
Goran Bregovic

« Le Cabaret sauvage installé à la Villette et franchement cosmopolite est placé sous la bénédiction de la « Négresse blonde » qui tient de la Vierge Manouche, de l’Amazone berbère et de la Mama des Cités ».
Libération, 22.12.97

« J’ai été mordu par le virus de ce temple qui est pour moi un cadeau des dieux. Car dans ce temple multiculturel, international, tout peu s’adapter à cet endroit ».
Cheik Tidiane Seck.

A l’heure des technocrates, cet autodidacte intuitif exprime sa confiance en l’humain. ADN du pays rural de son enfance où l’on marque sa confiance dans la poignée de main et la parole donnée ? Pour le moins, Meziane Azaïche est l’incarnation d’un homme qui s’est fait seul. Vraiment tout seul, on le verra ici. Un homme volubile, partageux, qui avance dans la vie guidé par ses passions et pour lequel la phrase d’un Marx Twain va comme un gant : « Des innocents ne savaient pas que la chose était impossible alors ils l’ont faite ». Car l’aventure du Cabaret sauvage est exemplaire. Par le fait que, dans un monde du spectacle très concurrentiel, elle identifie un lieu magique dans le Parc de la Villette, presque anachronique à côté de ces mammouths culturels que sont la Philarmonique de Paris, la Cité de la Musique, la Grande Halle, la Cité des Sciences. Par ce challenge citoyen qui, sur vingt ans, va cartographier une sorte d’oasis où se se croiseront des caravanes artistiques venues du monde entier. Le succès de ce pari esthétique et économique toujours rejoué devant sa longévité au fait que Meziane Azaïche avance, guidé par des rêves d’adolescent que n’ont pas abîmés la rudesse d’un milieu professionnel et d’une capitale.
Makouda
Avant de mettre à l’épreuve ses rêves, il y a l’enracinement dans un coin de la Kabylie maritime, à Makouda, petit village à vingt kilomètre de Tizi-Ouzou. Quand il naît, la guerre d’Algérie vient de commencer. Le Ier novembre 1954, constatant que la lutte pacifique est épuisée, le Front de Libération Nationale (FLN) lance un appel au peuple algérien pour sa libération et déclenche l’insurrection contre la présence française. Ce terrible conflit, il le vit avec ses yeux d’enfant. « Avec la lutte de libération nationale, l’armée française bombardait certains villages de Kabylie. Ainsi l’on s’est retrouvé à accueillir cinq familles. Un jour quelqu’un est même arrivé avec une balle encore chaude qui avait failli le tuer. J’ai eu cette balle entre mes mains, j’ai cru que c’était un bonbon et je l’ai avalée. Les seuls docteurs disponibles étaient ceux de la caserne de l’armée française. Ma mère m’y a emmené. Un docteur a conseillé que j’attende de déféquer et a demandé qu’on me nourrisse avec des steack-frites. J’ai donc mangé plusieurs jours des steack-frites jusqu’à rendre un jour la fameuse balle. Comme ma mère voulait retourner à la caserne pour dire que l’affaire était enfin résolue, je me suis mis à pleurer. Je lui ai dit : « Je n’aurais plus de steak-frites ». Et l’on a triché une journée de plus…».
Plus gravement, son père est absent. Et pour cause, il milite pour le F.L.N. Il en sera l’un de ses trésoriers pour Levallois. A ce titre il est recherché en Algérie. Un père qu’il ne verra qu’en 1963 après l’indépendance. Il faut donc avec Fatima, sa mère, il faut, se serrer les coudes. « Nous vivions de l’argent qu’envoyait mon père et aussi d’une pension de mon grand-père qui avait fait 14-18 et 39-45. Il y avait d’ailleurs à la maison une photo où on le voyait avec de Gaulle. Ce grand-père avait perdu l’usage de ses jambes. Il avait droit à un cheval pour se déplacer. Ma famille avait également droit à des rations alimentaires dont de kilos de semoule par semaine et le cheval à cinq kilos d’orge par jour. Ma mère utilisait cet orge et en faisait profiter le village pendant que l’on donnait du foin au cheval ». Une situation qui fit que sa scolarité fut maigre puisqu’il arrête l’école à onze ans. « De fait, je ne savais ni l’arabe, ni le français et je ne parlais que le berbère… »
Sahara occidental
Avec l’adolescence vient le service militaire. S’il quitte Makouda c’est pour rallier les dunes du Sahara occidental. En 1975, une guerre éclate suite au retrait de l’Espagne du Sahara espagnol qu’elle a convenu de céder au Maroc et à la Mauritanie. Le Front Polisario, mouvement indépendantiste sahraoui qui a lutté contre l’occupation espagnole, se retourne alors contre le Maroc et la Mauritanie et reçoit le soutien de l’Algérie et de la Lybie. Meziane Azaïche se retrouve en plein désert au nom d’un service militaire qui dure alors 21 mois. Sauf qu’en ce qui le concerne, il y en fera trente car l’armée a besoin de réservistes. « A l’armée, j’étais en première ligne du conflit, du côté de Tindouf. C’est un endroit où l’on brûle le jour et l’on gèle la nuit. Quatre-vingt pour cent des Algériens mobilisés étaient contre cette guerre sans nom. C’était l’angoisse totale. Le danger pouvait venir de n’importe où… Un jour, pour l’Aïd, on nous avait promis un agneau. En fait, on a eu cinquante balles de plus et une alerte générale… » .

Ce séjour entre casemates et tranchées, il l’évoquera au journaliste Meziane Ourad d’Algérie Matin (14/3/2014) : « Je trouvais qu’il y avait des choses justes et d’autres injustes. Je m’explique : défendre le peuple sahraoui, je trouvais que c’était très juste d’autant qu’il me semblait que le Maroc s’était montré, sur le coup, très opportuniste. Un caractère que je déteste particulièrement. Les Sahraouis se battaient depuis des années, avaient fait tout un travail politique pour récupérer leurs terres. Le jour où ils ont obtenu gain de cause, le Maroc, qui n’avait jamais revendiqué ce territoire ou du moins qui ne s’était jamais battu pour l’avoir, se pointe pour spolier les Sahraouis de leur victoire. Je trouvais cela injuste. Le contexte de guerre était aussi injuste. Souviens-toi des conditions dans lesquelles nous vivions, puisque tu y étais. La faim, le froid, la saleté, l’isolement, la chaleur… Quand tu écoutais la radio algérienne, elle te disait : « Cette guerre-là, n’existe pas ». Alors que toi, tu es sur le front et tu sais qu’à n’importe quel moment, tu peux te prendre une balle. On vivait dans le mensonge le plus complet. Nous étions très maltraités, alors que nous n’étions que des appelés du contingent. Nous n’étions même pas reconnus. On ne disait à personne que nous étions à la guerre. J’avais pourtant des amis qui y ont laissé leurs vies. Leurs parents n’ont même pas pu voir leurs visages une dernière fois. On leur a amené leurs gosses dans des cercueils plombés et on leur a dit qu’ils avaient été victimes d’accidents de voiture…»
C’est en tout cas la crainte de se voir rappeler une nouvelle fois qui le pousse à gagner la France. Et de se souvenir d’une anecdote relative à cette crainte : « Un jour la femme de l’ex-président Houari Boumediene est venue au Cabaret. Elle m’a demandé comment j’avais eu l’idée de monter cette entreprise. Je lui ai répondu (rire) : « C’est un peu grâce à votre mari, madame, que j’en suis là. Sans lui, je ne serais peut-être jamais parti d’Algérie. » A l’époque l’on se sentait si mal en tant que jeunes qu’on quittait le pays à la moindre porte qui s’ouvrait. L’on partait sans aucune hésitation, sans aucun calcul, n’importe où, avec à peine 350 dinars en poche. »

Bistrot du Père-Lachaise

Cette France, il n’en a qu’une idée fort approximative. « Ce que je savais de la France était ce que les émigrés m’en disaient lorsqu’ils revenaient en Algérie pour les vacances. Pour rien au monde ils n’auraient avoué leurs difficultés. Alors, ils nous vendaient le Paradis : l’argent qui coule à flots, du travail en veux-tu en voilà, des fêtes partout…». Son arrivée en hexagone se fait grâce à un visa que son père lui a obtenu. Un père qui a des ambitions à son égard. « J’ai quitté l’Algérie parce que j’y étouffais. Mon père m’a encouragé : « n’aies pas peur, on va t’entourer ! Il voulait me donner l’éducation que je n’avais pas eue, comme au village. Mais la première fois que je l’ai vu, j’avais huit ans, et à présent j’en avais vingt-trois et souhaitais être indépendant ». Pour l’heure, ce père possède un bistrot qu’un de ses frères dirige et il souhaite qu’il s’y investisse. Sauf qu’à l’évidence l’oncle a la crainte qu’il lui fasse concurrence. « J’habitais Boulevard de Ménilmontant et le bistrot se trouvait en face du cimetière du Père-Lachaise. On m’avait chargé d’ouvrir le bistrot à 7h du matin. Mon père qui travaillait à l’Hôpital américain s’arrêtait au bistrot avant de prendre son travail à 7h30. Et là, mon oncle qui habitait à l’étage, l’avait déjà ouvert et disait à mon père que j’arrivais toujours en retard, ce qui ne faisait pas sérieux ». Cette fausse réputation l’obsède. Il habite dans un hôtel, Le Sans souci, un entresol sans fenêtre et non équipé. « J’étais donc obsédé par cette affaire de retard. Un jour, je me suis rué dans la rue pour être sûr d’être à l’heure pour ouvrir le bar, lorsque j’ai vu sur le trottoir des flics fouiller un jeune homme. Il neigeait. Je me suis demandé si j’avais pris mes papiers. En fait, j’étais sorti de l’hôtel nu comme une crevette tellement obnubilé par ce problème de retard. Je suis alors revenu à l’hôtel, me suis recouché et j’ai définitivement quitté le bistrot. J’ai pensé que je n’avais pas fait tout ce chemin pour çà ».
Billets de banque

Après cette rupture, le voici seul, sans moyens, et plus de visa. Un souvenir qui, aujourd’hui, lui fait comprendre la situation que vivent les migrants. Avec son père les rapports sont devenus difficiles. En témoigne deux scènes cocasses et symboliques. « Je m’étais donc engueulé avec lui et j’avais pris mon barda. Un jour de grand froid je marchais sur le terre-plein du Boulevard Ménilmontant. Je l’aperçois, assis sur un banc. Je passe en le rasant faisant mine de ne pas l’avoir vu. Il faisait de même. Arrivé à son niveau, il a laissé tomber un billet de 500 francs. Je l’ai ramassé et l’ai abordé pour le lui rendre en lui disant : « Attention Papa, tu as fait tomber de l’argent !» Il s’est levé, furieux, et m’a rétorqué : « Tu m’as déjà vu faire tomber un billet ? ». Un mois plus tard, il m’a refait le même coup. Mais là, je n’ai pas ramassé le billet. J’avais aussi ma fierté ! Et je l’ai vu courir après son billet. Après, il ne m’a plus adressé la parole ». Un gag qui, de dix ans plus tard, aura une suite lorsque il est invité à France Inter à Portrait sensible, l’émission qu’anime alors feue la délicieuse Chriss. « Je raconte donc cette histoire de billets et il se trouve que l’émission est diffusée un 31 décembre. Or à cette époque, mon père tombe et se casse des vertèbres. Le 5 janvier, on m’appelle d’Algérie. Je fais le voyage et je le retrouve dans le coma. Le 8, il revient à lui, mais l’on me prévient qu’il a perdu la parole. Et c’est alors que, tout d’un coup, il me dit : « C’était génial, ta façon de raconter cette histoire de billets ! ». Il avait écouté l’émission de Chriss. Il était fier de savoir que son fils avait tout compris. Et je l’ai perdu le lendemain. »
Sur ces années de galère, rétrospectivement, Meziane Azaïche reconnaît avoir dû apprivoiser un univers culturel dont il était ignorant: « Paris est une ville très difficile. Il existe un code pour ouvrir les portes et j’ai mis longtemps à le trouver ».

Père-Lachaise

Devenu un sans papiers, il cherche les clefs pour pénétrer ce monde qui lui est étranger. Paradoxalement, la personne qui va le plus l’aider sera un mort. « Mon quartier était celui du Père Lachaise. Je me rendais tout le temps au cimetière, le seul endroit où des gens peuvent se rencontrer sans qu’il soit question d’argent. J’y étais comme chez moi. J’avais remarqué une tombe toujours pleine de gens de couleurs différentes, c’était celle de Jim Morrison. Les gens qui s’y retrouvaient avaient quelque chose en commun : ils étaient sympathiques. J’y trouvais plein de choses positives. On buvait un coup, on fumait, on partageait un sandwich. J’ai créé des liens grâce à ces gens là. J’ai parfois dormi chez eux. Je me suis fait une petite famille. Comme entretemps je m’étais renseigné sur ce Jim Morrison, je suis devenu presque un spécialiste. C’était ma djamma (ma maison commune où l’on refait le monde) à moi ! Je faisais ma toilette puis j’allais sur la tombe de Jim Morrison y attendre mes invités ! Cette expérience m’a beaucoup appris. Par exemple, à propos de la langue. Car autour de cette tombe, si tu parlais mal le français, cela passait puisque les visiteurs étaient de toutes les cultures. Pour cela, je ne remercierais jamais assez Jim Morrison pour tout ce qu’il m’a apporté ! ». Et d’ajouter : « Le réalisateur Tony Gatlif auquel j’ai raconté cette histoire m’a dit avoir vécu une période semblable. Lorsqu’il était cireur de chaussures à Alger et que les flics le poursuivaient, il se réfugiait dans un jardin qui était devenu, comme il le disait, « son père, sa mère, sa maison ». Aussi, lorsqu’il est arrivé en France et qu’on lui demanda comment il s’appellait, il a dit : Tony Gatlif. Gatlif étant le nom de ce parc.
Rentré en France avec un visa et, avec le temps, sans papiers, il doit à François Mitterrand d’avoir pu y rester. « En 1981, il a régularisé des immigrés. Un jour j’ai été convoqué par la Préfecture pour l’obtention éventuelle d’une carte de séjour. Ce pouvait être un piège mais je n’avais rien à perdre. Je m’y suis rendu et miracle j’ai obtenu ma carte de séjour de dix ans ! La carte de séjour c’est le vent de la liberté ».

Le Baladin

Malgré son isolement, Meziane Azaïche garde la vision d’une France vue comme un lieu chaleureux de fraternité multicolore, un carrefour d’arts et de cultures. « J’avais l’image d’un Paris plein de vie, avec un mélange de gens, pas de racisme, pas de barrières. Je pensais que la musique explosait à tous les coins de rue ». Et de préciser : « Quand je suis arrivé en France, je ne connaissais rien à la musique occidentale. Je ne connaissais que la musique algérienne et encore, la musique berbère surtout. Le reste c’était du chinois. J’avais l’impression qu’on se foutait de ma gueule, que les gens faisaient semblant, que c’étaient des fous… Jusqu’au jour de la Fête de la musique, en 1981. Jacques Higelin faisait un concert sur un camion qui se déplaçait de République à Nation. Cela fut un révélateur. En rentrant chez moi, je pouvais désormais tout écouter. » Aussi plutôt que de céder à l’amertume d’un rêve qui aurait été déçu, il préfère le susciter. La première marche de sa quête sera l’achat, à 23 ans, pour environ 5000 euros d’aujourd’hui, d’un bistrot dans le XXe arrondissement. « Rue des Pyrénées, vers la Cité Leroy, je suis tombé amoureux d’un lieu fermé. Un jour, sur cet endroit qui m’intriguait, il y eut une pancarte qui indiquait : « A vendre aux enchères ». A la même époque, un vieux monsieur qui partait au pays m’avait laissé un peu d’argent pour que je le lui garde. J’ai décide de me rendre aux enchères. Entre temps j’avais déposé l’argent du vieux monsieur dans une banque en échange d’un chèque. Lors des enchères le commissaire-priseur a expliqué que ce lieu était promis à la démolition, qu’il était en piètre état, qu’un squatter en occupait l’étage. Aussi sur les vingt-cinq personnes présentes dans la salle il n’en est plus resté qu’une poignée pour poursuivre l’enchère. Après avoir préempté je me suis retrouvé avec ce bistrot sur les bras. » Autre coïncidence, lorsqu’il décide d’aller discuter avec le squatter, il se rend compte qu’ils se connaissent car ils fréquentent le même bar. « Il m’a dit : « Tu ne me vires pas et en échange je te fais les peintures ». En fait, il est resté six mois et m’a fait par la suite la plonge ». Ainsi naquit le bien-nommé Le Baladin, première étape de ce qu’il est venu chercher à Paname : des lieux de convivialités, d’échanges non conformistes et métissés. Très vite, le Baladin attire beaucoup de fidèles séduits par l’esprit du lieu et les artistes qui s’y produisent. Au point de devenir l’un des maillons de Culture au quotidien, une association qu’il codirigera avec Ramon, un ami aujourd’hui décédé. Une association qui a pour ambition de fédérer et animer un réseau de bistrots. Un réseau qui passera de sept adhérents à 40 avec la participation de 150 artistes par jour. « Notre philosophie était de refuser que les artistes se produisent au chapeau. On les rémunérait et on les déclarait. Quand à la première consommation, elle était pour Culture au quotidien et permettait de compenser les revenus des bistrots qui avaient moins de monde. Lorsqu’on a eu des subventions du ministère de Jack Lang, l’on a insonorisé les bistrots. On a même acheté pour l’association un bistrot, Le Merle moqueur, dans le XIIIe arrondissement. Mais lorsque la Droite est revenu au pouvoir, Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, voulait vraiment faire la peau à tous ces bistrots et il a plutôt réussi ». Hélas, Le Baladin étant promis à la démolition, il lui faudra repartir à zéro.

Le Zéphyr

Cette fois, ce sera l’aventure du Zéphyr dans le XXe arrondissement. Le Zéphyr est alors un restaurant deux étoiles avec un menu financièrement dissuasif. Et il est à vendre. Ce restaurant est socialement connoté et peu fréquenté par la population traditionnelle de l’arrondissement. Pour modifier la clientèle, Meziane Azaïche adopte une méthode plutôt originale. « Au début j’ai conservé le menu et les gens qui y avaient leurs habitudes. Mais comme j’avais un copain qui jouait du rock, Place des fêtes, je lui ai demandé de se mettre à jouer de la guitare électrique à midi, quand s’installaient les clients et, en trois mois, ils ont disparu. » Ainsi Le Zéphyr peut s’ouvrir à une clientèle plus extravertie et diversifiée. Au fil des mois y vient tout un monde artistique, à l’instar des Philippe Léotard, Jacques Higelin, ou du lunatique Pierre Richard qui mange en terrasse avec son casque de moto sur la tête en espérant qu’on ne le reconnaisse pas… Y passent aussi des personnalités politiques comme Pierre Joxe, Giscard d’Estaing et sa famille, ou des figures internationales comme Sophia Loren. Outre les habitués, journalistes des Buttes-Chaumont, communistes du siège du P.C.F tout proche comme Pierre Laurent, le père de l’ex-secrétaire général qui était un des plus fidèles mon clients.
Au Zéphyr se tissent aussi les premiers fils du futur Cabaret sauvage. « C’est comme cela que j’ai rencontré Arthur H. Son père, Jacques Higelin, était un habitué du lieu. Nous avions un piano. Un jour, Jacques se met à jouer et à trois heures du matin comme je devais me rendre à Rungis avec mon cuisinier, je lui ai laissé le restaurant lui demandant de tirer la porte lorsqu’il s’en irait. Mais quand nous sommes revenus à l’aube, le restaurant était plein de monde. Jacques continuait de chanter et il y avait même des gens dans la rue derrière les vitres ».

L'ancien Cabaret Sauvage

Magic Mirrors

Arthur H, il en sera en effet question, en 1993, lorsque l’attachée de presse, Nicole Courtois viendra le solliciter pour « faire le bar » dans le cadre d’un spectacle que compte monter Arthur H et son Bachibouzouk Band. C’est à cette occasion qu’il découvre un chapiteau de bois et de velours, serti de miroirs et de vitraux, le Magic Mirrors. Un chapiteau construit sur le modèle des « tentes aux miroirs » apparues au XIXème siècle en Europe du nord que l’on déplaçait de village en village pour y abriter les bals populaires. « Le deal pour ce spectacle était qu’on partagerait les bénéfices ». Les concerts font un tabac. « La recette fut tellement excellente que j’en étais gêné ! Avec cet argent je me suis acheté une chaîne stéréo, une télé, et j’ai décidé de faire la fête avec les artistes jusqu’à ce qu’il ne reste plus un sou ! Tout cela a créé entre nous des liens très forts ».
C’est à ce moment là qu’il imagine avoir un chapiteau à lui, avec une troupe. Il loue d’abord un Magic Mirrors et crée un spectacle qui s’appelle, déjà, Le Cabaret sauvage avec l’anglais Brad Scott, le contrebassiste du trio du fils Higelin. Installé pour quelques semaines à La Villette, cette création jouera quatre mois à guichets fermés et accueillera 30.000 spectateurs. « A l’époque, le cabaret n’était pas un lieu identifié. Mais l’on a bénéficié de la curiosité de certains medias. Ainsi Canal Plus, avec l’émission « Nulle part ailleurs » et Philippe Gildas, nous ont accueilli dix-sept fois consécutives ! Ils nous ramenaient un monde fou... Le contexte était favorable ». Fort de cet écho, Meziane Azaïche décide de faire construire son propre chapiteau. « C’était exactement le type de structure qu’il me fallait. J’ai décidé de réaliser le Cabaret sauvage en raison notamment de la possibilité de pouvoir démonter le chapiteau et le réinstaller ailleurs ». En fait, il veut faire la salle dans laquelle il a toujours rêvé d’aller. « Mon ambition était de mélanger à la musique, le cirque, le théâtre, la danse, d’un côté, la bouffe et l’esprit du bar de l’autre. Ramener les choses à une vie sociale simple. Ne pas favoriser une cassure entre la représentation et le retour chez soi mais plutôt une continuité. Les artistes peuvent venir dans la salle et rencontrer les gens, tout ça de façon très naturelle. Le spectacle joue son rôle mais le lieu aussi. Si le spectacle ne tient pas ses promesses on l’excusera car malgré tout l’on aura passé une bonne soirée ».

Chapiteau

Auparavant, Meziane Azaïche a rencontré, par hasard, François Payet qui travaillait avec Zingaro. « Après une création qui avait bien marché en Avignon, ils se sont séparés et Payet est parti sur autre chose. Il est devenu accessoiriste mais il restait passionné d’architecture et c’est lui qui a imaginé la première maquette du chapiteau du cabaret. Et c’est avec cette maquette que je suis allé voir l’architecte Patrick Bouchain lui demandant s’il voulait bien travailler sur le projet. Patrick Bouchain, architecte et scénographe, conseiller culturel de François Mitterrand, était un pionnier du réaménagement des lieux industriels en espaces culturels. On lui devait le Théâtre Zingaro à Aubervilliers, le Magasin à Grenoble, le Caravansérail de la Ferme du Buisson à Noisiel, la Grange aux lacs à Evian. Et il a dit oui tout de suite ». C’est aussi à partir de cette maquette qu’Alex Mader, un spécialiste de la construction des chapiteaux, arrive dans l’aventure. « Alex Mader était un loueur de chapiteaux associé à un vieux monsieur. Je l’avais rencontré lors de la création d’Arthur H lorsqu’on a fait à la Villette en louant un Magic Mirrors. Un jour, il m’appelle. Il était parti aux Etats-Unis pour les Jeux olympiques avec un cabaret-chapiteau dans le cadre d’un partenariat Allemagne-USA. Les Américains voulaient garder ce chapiteau. Aussi ils ont joué la faillite et Alex est revenu en Belgique en l’ayant perdu. Et son associé l’a licencié. C’est là qu’il m’a dit : « Je vais te le faire, ton chapiteau ». S’il existait des chapiteaux de 22 mètres de diamètre, Meziane Azaïche en voulait un plus vaste. Alex Mader lui en proposera un de 26 mètres, le premier chapiteau de ce style de cette dimension. « On fait un devis. Et Patrick Bouchain en voyant ce que me proposait Mader m’a encouragé à opter pour cette option car il estimait que c’était se qui se faisait de mieux. Ensuite, avec Stéphane Lainé, nous avons suivi la construction du chapiteau. Nous avons eu bien des sueurs froides avec le constructeur belge. Sa finition a en effet pris trois mois de retard. C’est Stéphane qui a suivi le montage, la première mise en place du chapiteau, les répétitions, et qui a assuré la régie générale du lieu durant plus d’un an. Tout cela était très difficile au début. Il n’y avait pas de toilettes. Il fallait tout imaginer ». Construit dans le même esprit que les Magic Mirrors originels, ce nouveau lieu est donc plus grand, plus confortable, pour l’accueil des artistes et du public. Décors en velours rouge et bois ciselé, lumières tamisées et miroirs biseautés, piste circulaire et parquet de bal, il se déploie sur 750 m2. Le public a la possibilité de manger, boire, danser, discuter avec le voisin de table, sans perdre une miette du jeu des acrobates, jongleurs, clowns, musiciens ou orchestres. Les tables et les banquettes retirées, la capacité de la salle passe même de 600 à 1200 personnes, à l’occasion de manifestations très courues comme un concert de Khaled ou un festival. Et beau temps aidant, le Cabaret pourra compter avec ses terrasses extérieures sans parler de l’environnement bucolique d’un parc avec ses arbres et les plans d’eau de ses canaux.

 

L'intérieur du "nouveau" Cabaret Sauvage - Photo : boillon & fajado

Parc de la Villette

« La mairie du XIXème voulait que mon chapiteau s’installe à Stalingrad mais, comme cela n’a pas abouti, j’ai demandé à Bernard Latarjet, alors Président du Parc de la Villette, l’autorisation de m’installer à la Villette. Tous de suite il a dit oui. Et il a pris la décision de nous accompagner financièrement. » Premier parc culturel urbain, lieu de loisirs, de découvertes et d’échanges, l’espace de la Villette est avec ses 55 hectares le plus grand parc paysager de Paris, accueillant plus de 2 millions de visiteurs chaque été. « Sauf qu’à l’époque, il n’y avait rien. Le Parc finissait au pont de Flandres sur le canal de l’Ourcq. Finalement, par notre présence on a contribué à l’agrandir ». Cependant, avant l’inauguration, de sérieux nuages s’amoncellent. « J’avais donc signé un contrat avec la direction du Parc de la Villette courant sur six mois qui impliquait un investissement de sa part. Jusqu’à ce qu’une nouvelle directrice arrive et remette en cause tous nos engagements. Or j’avais alors investi toutes mes économies dans le montage d’un spectacle que je comptais appeler Les Nomades rageurs et, en même temps, on finissait la construction du cabaret. J’avais déjà engagé 200.000 euros et j’allais me retrouver sur la paille ». Mais le jour où il apprend la reculade du Parc de la Villette, voilà qu’apparait Arezki, son plongeur. Une fois encore le destin lui donne un coup de pouce. Une histoire qui mérite d’être contée. « Arezki Sassaoud était employé de mon restaurant où il s’occupait de la plonge. Un jour il me dit qu’il a gagné au loto. Il pense qu’il a gagné une grosse somme. Mais il ne savait pas lire et en réalité il s’était trompé de zéro. Il avait gagné dix fois plus et on essayait de l’arnaquer. Je l’ai aidé à récupérer son argent. Je ne connaissais absolument pas ses intentions. Mais quelques jours plus tard, ayant appris mes tracas, il est venu me voir pour me proposer de m’aider. J’ai accepté et il rentré dans ma structure. Et au bout de sept ans, j’ai pu lui racheter ses parts. »

Brassages

Ainsi le paquebot Cabaret va commencer sa croisière parisienne, accueillant des artistes du monde entier. La spécificité de cet équipement dédié à la création étant de monter des spectacles croisant techniques circassiennes, musiques et danses. Soit plus de 200 évènements par an et 120.000 spectateurs. Dès lors, quelles que soient les aléas du spectacle vivant, Meziane Azaïche est heureux. Il dira à l’époque : « J’ai enfin réussi à créer cette petite oasis de fête et de couleurs dont j’avais tant rêvé ». Précisant, d’un point de vue plus citoyen : « J’ai créé ma France à moi ». Un oasis qu’il faudra aménager pour le rendre avenant. Souvenir cocasse : « Il y a eu une grande expo sur la nature dans la grande halle de la Villette. Après l’expo le Parc devait se débarrasser de bacs énormes avec des plantes. Je les ai récupérés. Cela donnait un peu de fraîcheur au site. Le Président de la Villette, Bernard Latarjet un jour a vu cela, il était stupéfié. Mais je lui dit : « Moi, j’ai honte. Nous sommes dans le Parc, vous avez du gazon, des arbres, et nous c’est le Sahara ! Et, trois mois après, à son incitation, les services sont venus et ils ont planté des arbres et la clôture. Et l’environnement a totalement changé ».
Pour autant, le chapiteau acquis, il faut s’ancrer dans le paysage parisien. Une telle entreprise réclame persévérance et beaucoup de vigilance. Car une image médiatique est difficile à construire mais, plus encore, facile à troubler.

Et si le Cabaret avec sa programmation éclectique et cosmopolite se forge la réputation d’un lieu de brassage des cultures, son boss témoignera au début de quelques préventions. « Je suis resté plusieurs années sans programmer un spectacle d’Afrique du Nord par refus d’accoler au Cabaret une étiquette orientale, maghrébine ou kabyle. Je ne voulais pas faire un ghetto dans le ghetto. Je souhaitais une scène ouverte aux expressions du monde, à la scène française, anglaise, américaine, latino, maghrébine, dont bien sur la musique algérienne ».

Et ce ne sera qu’une fois la reconnaissance du lieu acquise qu’il fera place à ces cultures qui, de l’autre côté de la Mare Nostrum, l’avaient nourri. D’autant plus qu’en vieillissant, il ressentira le besoin d’imaginer des projets autour de sa culture d’origine. Une histoire de mémoire : « L’Algérie m’avait nourri, éduqué, j’avais envie de lui rendre un peu de ce qu’elle m’avait donné. » Et d’imaginer, par exemple, à partir de 2001, le concept des Folles nuits berbères dont l’essentiel du public sera « européen ». Un concept suivi plus tard de plusieurs autres dans la même lignée, à l’instar de Ramdam du Ramadan (dès 2004), ou de Barbès-Café (en 2011). L’occasion, chaque fois, de se livrer à un mariage inédit des genres qui, en définitive, séduira beaucoup les artistes maghrébins. Des créations marquées au sceau d’un dialogue interculturel qui au fil de deux décennies a fait que le Cabaret est devenu à Paris, avec l’I.M.A (Institut du Monde Arabe), un des meilleurs ambassadeurs des cultures de l’autre côté de la Méditerranée. Le magazine Jeune Afrique utilisant à son endroit le terme « d’Olympia d’Afrique du Nord », référence à la mythique salle de la rue des Capucines, chère à la chanson francophone.

Azaïche devant bien constater : « C’est vrai qu’il y a pas peu d’artistes algériens connus qui ne se soient pas produits chez moi ». Cette ouverture, le Cabaret l’exprimera sur bien d’autres registres. Ainsi sera t’il le réceptacle d’énormément de concerts relevant de la black Music, du reggae et de ses variantes, des musiques latines, et de genres hybrides. Le patron du lieu témoignant toujours d’une oreille gourmande pour les artistes naissants ou en devenir dont un certain nombre commencèrent ou confortèrent leur ascension sur les bords du canal de l’Ourcq, de Mônica Passos à Bratsch, de Souad Massi à Tryo.
Instinct

Si la configuration géographique du Cabaret est originale, la programmation du Cabaret doit aussi à une vista qui ne s’enseigne pas dans les écoles de management et de communication. Sa gestion artistique ayant toujours conservé la philosophie de son fondateur. Lequel, quelles que soient les propositions qui arrivent à son bureau, fait confiance à ses intuitions. A l’heure d’Internet, Meziane Azaïche restant avant tout un homme de contacts directs. Ses antennes, ce sont ses amis, les artistes qu’il rencontre. Son sextant est son instinct esthétique. Sa main courante est une mémoire remarquable. Son moteur est la curiosité, le plaisir d’apprendre, de découvrir et le sens du partage. Dès lors, ne pas se tromper sur sa bonhommie. Derrière une allure affable, l’homme est un hyper actif, vigilant et prospectif. « Méziane a toujours eu un milliard d’idées… qu’il faut qu’on réalise ! » se souvient Barbara Augier, qui a longtemps travaillé à la communication de la salle. Pour ce faire, « il bosse énormément sans en avoir l’air », confirme Mohamed Ali Allalou, qui fut le coordinateur de Barbès Café, un des spectacles-cultes du Cabaret. Et celui-ci d’ajouter en riant : « Je ne l’ai jamais vu en train d’écrire, ou derrière un ordinateur, mais il a tout en tête. C’est l’école des Chibanis (vieux Maghrébins) ! ». Une école à laquelle on devra la conception de plusieurs spectacles. Une de ses implications les plus ardentes l’ayant été pour Barbès Café, ce spectacle qui retracera l’histoire de l’Algérie à travers les chansons de l’immigration créées dans les bistrots, entre 1930 et 1960, dont ceux du mythique quartier du nord de Paris.

Nouveau Cabaret Sauvage de nuit -Photo boillon & fajado

Barbès-Café

Un spectacle dont Meziane Azaïche imaginera le scénario avec historiens, musiciens, metteur en scène. Salué par la critique, applaudi par un dense public, dont des générations franco-maghrébines qui découvraient l’univers culturel de leurs grands-parents, cette création fut pour lui cardinale tant il désirait que soit reconnu, enfin, l’apport de la culture maghrébine à cette francophonie contemporaine dans laquelle l’Afrique compte pour beaucoup. « Ce fut en tout cas son engagement artistique le plus profond », estime Barbara Augier qui se souvient qu’il circulait, fou de joie, parmi les spectateurs. C’est que ce spectacle qui rappelait des faits douloureux voulait tout à la fois retrouver (toute) l’Histoire avec ses contradictions et tourner la page en regardant la vérité d’une cohabitation des cultures. Devoir de mémoire en positif en quelque sorte. « Dans cette création il n’y a pas uniquement l’émotion, il a aussi des faits. On a travaillé avec des historiens. On parle aussi des Français qui ont aidé les Algériens. Il y a de la tolérance dans ce récit. On la demande pour nous, mais on rend aussi hommage à des artistes juifs algériens. On chante leurs chansons. On chante la chanson d’un Juif algérien - au moment où les Juifs étaient recherchés par les Allemands - qui a été caché par un imam algérien dans la Grande mosquée et qui lui a fourni des papiers faisant de lui un musulman, pour qu’il ne soit pas assassiné. C’est quelque chose de fort! » Un spectacle de réconciliation ? « Certes, on parle des moments difficiles mais sur tous les morceaux, tout le monde danse dans la joie. Avec une légèreté extraordinaire, parce que tout le monde rit. C’est un spectacle généreux, ce n’est pas un spectacle de règlement de compte.

Pour les jeunes, il est important de savoir d’où viennent leurs parents, d’où ils viennent eux-mêmes. Et il est important, de savoir que l’intégration, c’est aussi se respecter soi-même, ce n’est pas renier sa culture pour s’assimiler. C’est un respect mutuel de la France, de sa culture d’origine et de la culture française ». Une jubilation d’autant plus intense qu’en 2012 Barbès Café fera le voyage en Algérie pour le Cinquantenaire de l’Indépendance. Un voyage au cours duquel il déclare à Meziane Ourad, du journal Le Matin (14.3.2014) : « Barbès-Café est une ode à l’émigration algérienne, pluriculturelle et multiculturelle. C’est une ode à l’harmonie dans laquelle ceux qui nous ont précédés dans l’immigration ont vécu. Moi, je suis un conteur. Je suis là pour raconter le quotidien des gens à un moment donné de l’Histoire. Je suis là pour faire des clins d’oeils au futur. C’est comme cela, à mon sens, que peut se manifester la position politique d’un homme. Ce sont les situations de la vie qui sont importantes, ce ne sont pas ma vie et la tienne. Ce qui compte pour moi, c’est l’intérêt général. Barbès-Café est un exercice de mémoire et la mémoire c’est bien l’intérêt général… Nous sommes de grands ingrats. Pourquoi je mets en scène nos anciens chanteurs ? C’est un peu pour dire que sans eux, rien de ce que nous écoutons aujourd’hui n’existerait. Tiens, sans eux, est ce que je serais là à diriger le Cabaret sauvage ? Est-ce que d’autres triompheraient sur les scènes des Zénith ou de l’Olympia ? Rien de moins sûr ! Ces vieux que je mets en scène dans Barbès-Café, je trouve que même la France devrait revendiquer leur travail comme partie prenante de son patrimoine. Ces anciens étaient algériens et français ! Personne n’a le droit de les oublier ».

Cabaret Tam-Tam

Ce pari de la création, Meziane Azaïche en parle avec ferveur, livrant selon quel système D il la conçoit. Cas d’école avec la création de Cabaret Tam-Tam qu’il met sur pied en 2015. « Cette histoire, je l’ai imaginé de A à Z. J’étais dans la voiture et Sylvain Bolle-Redat (chargé de l’écriture du spectacle) prenait des notes. C’est comme cela qu’est né le canevas. Par la suite, avec Géraldine Bénichou, j’ai imaginé la mise en scène et fais un casting. Cette création était moins historique et revendicative que Barbès-Café. Le thème était plus doux, plus fragile, connoté par les chansons. J’ai choisi vingt-cinq morceaux liés à l’histoire des cabarets orientaux. Par exemple, j’ai choisi Salim Hallali qui adorait tant jouer dans les cabarets qu’il en créa un au Maroc. Et puisqu’on évoque, le Cabaret Tam-Tam, je rends hommage a celui qui l’avait créé, rue Saint-Séverin dans le Quartier Latin, c’est à dire le père de la grande Warda al-Jazairia. Pour la direction musicale, j’ai sollicité Nasredine Dalil. Mais comme tous les arrangeurs, Nasredine avait des préventions notamment à l’égard de Warda. Quant à la chanteuse, Samira Brahmia, elle ne s’estimait pas apte à la chanter. Or il se trouve que j’avais imaginé toute une histoire à propos d’un homme balafré sur cette chanson de Warda qui s’appelle Ya Ommi (Ma maman). Jusqu’au moment où Samira me dit : « Pour toi, je vais essayer de la chanter ». On décide alors de monter la chanson, hyper simple avec un accordéon. Et là, sur ma vie, cette chanson est devenue un des meilleurs moments du spectacle ! Tellement, que le dernier jour, Samira n’arrivait plus à chanter le dernier couplet, submergée par l’émotion. Et il faut imaginer 600 personnes debout qui l’encouragent pour qu’elle y arrive !

C’est un peu le même type d’émotion que pour la chanson de Lili Boniche, Alger, Alger, dans Barbès-Café ». Cet hommage à ces hommes et femmes de l’ombre qui ont fait le bonheur des nuits parisiennes, faisait-il écho à sa propre histoire ? On perçoit chez lui comme un aveu : « Si je demain je crève, je serais considéré comme un commerçant, un point c’est tout. Même si, ici, j’ai tout créé. Oui, par le biais de Cabaret Tam-Tam je trouvais qu’il était important d’évoquer quelqu’un qui n’était pas sur la scène mais en coulisses ». Des coulisses qu’il fréquente assidûment, et pour cause : « Les plus beaux spectacles que j’ai vus l’ont parfois été en coulisses. Soudain des musiciens prennent des instruments et ça devient un bœuf ! Et parfois, mes régisseurs renâclent parce que les artistes, se trouvant bien au Cabaret, n’ont pas envie d’aller se coucher. Aussi je leur conseille : « Rentrez chez vous et laisser faire le gardien. Quand ils n’auront plus rien à boire, ils rentreront se coucher (rire) ». Car finalement, ce lieu, il a été créé pour cela. Les Tryo, par exemple, même s’ils sont programmés à salle omnisports de Bercy, ils tiendront à venir faire leur fête au Cabaret. Certes il y a des loges à Bercy, mais tu ne ressens pas la liberté qu’il y a ici ».

 

L’échange

Une liberté qui est bien le maître-mot de l’entreprenant Mezaïche.

« Parfois des amis me demandent : mais pourquoi as-tu mis tant d’énergie dans ce cabaret ? ».

« Je réponds : pour deux choses ! C’est le seul lieu de spectacle où si tu veux te lever et aller aux toilettes, fumer une cigarette, boire un pot, manger quelque chose, danser et rouler tes fesses, tu peux le faire sans gêner quiconque. Je n’aurais jamais créé un lieu de spectacle sans cette liberté. Pour autant, un spectacle c’est aussi du commerce. Les artistes ne veulent pas parler d’argent mais ils ont parfois dix personnes qui parlent d’argent pour eux et te négocient le prix d’une frite. Il y en aura un qui te demandera un cachet de 10.000 euros et en même temps qui souhaitera un billet d’entrée par cher pour faire populaire. Mais on ne me la fait pas. Et pourtant, ce qui m’intéresse dans le Cabaret, c’est de mélanger le commerce, l’artistique et la joie de vivre ». Et de préciser au journal algérien, Le Matin : « Je n’aime pas l’argent. C’est ce qu’on peut faire avec qui m’intéresse. La question de la dignité n’est jamais trop loin de ce genre de questionnement… Regarde toutes ces affiches autour de toi, tous ces noms sont ceux des personnes qui vont se produire au cabaret sauvage. C’est ce que j’appelle l’échange. Sans argent, sans risques, tu ne peux pas les ramener. Je ne sais pas faire l’argent pour le seul argent comme je ne sais pas faire de la culture sans argent. Si tu vas dans le mur, il n’y a personne pour venir te ramasser. Jamais ! »

Au fil du temps, la satisfaction de son engagement, il la tire de certains artistes qui louent une posture somme toute rare dans le métier. Souvenir : « Nous accueillons chaque année, durant trois jour, le festival Ouishare. C’est un festival consacré à la consommation collaborative, au co-working, au crowdfunding, aux monnaies alternatives, à la gouvernance horizontale. A tous ces mouvements qui transforment les villes et l’action citoyenne. Ce sont des gens très engagés. Une fois un des organisateurs décide d’appeler le chanteur M (Mathieu Chedid) pour voir si ce dernier ne pouvait pas venir soutenir l’initiative car il avait aimé un des films projetés. Et là, il y a M qui lui répond : « Jamais je ne serais venu ailleurs qu’au Cabaret sauvage car j’y ai fait le plus beau concert de tous les temps, il y a quinze ans ». Et à cause de ce souvenir, il est venu, a joué, et a rappelé son émotion passée en disant : « Dans ce lieu, j’ai vécu des moments extraordinaires. » A l’évidence, il avait ressenti une vibration dans ce lieu. Une vibration que tu ne ressens pas dans d’autres salles pourtant parfois très belles. Oui, il existe quelques salles qui respirent la musique, qui gardent la trace des artistes qui y sont passés. Et ici au Cabaret je pense que l’on est heureux. Que le même répertoire entendu dans une autre salle l’on ne le ressentira pas de la même façon. Et si j’ai une fierté à tirer, c’est bien celle là ».
La reconnaissance est venue aussi de certains de ses pairs. En témoigne l’affection professionnelle que lui témoignera un Jean-Michel Boris, lequel après avoir assumé tous les métiers de l’Olympia en est devenu le directeur artistique, puis le directeur général durant vingt ans. « Un jour, Jean-Michel Boris vient au Cabaret voir les Brastch. Le lendemain, il m’envoie une lettre de trois pages pour me dire merci. Cette lettre, je la montre aux Brastch qui eux aussi avaient reçu une belle lettre. Ils lisent la mienne et me disent : « C’est Jean-Michel Boris qui a raison. Lui, connaît la valeur d’un lieu qui crée de l’énergie, qui est fédérateur ! ». Cette lettre me touchait d’autant plus, qu’il n’était pas un proche. Pour moi, ce monsieur était un extra-terrestre. Là, il me parlait comme à un égal. Et depuis, chaque fois que je l’ai rencontré, j’ai retrouvé cette reconnaissance dans ses yeux… »

Evènementiels

Outre ses programmations, le Cabaret s’est ouvert à des « évènementiels ». En 1998, il accueille John Galliano, styliste britannique de haute couture. Ce sera la première « privatisation » du lieu. Ce choix de la star excentrique et iconoclaste de la mode donne un coup de projecteur « branché » sur le Cabaret. Et les demandes affluent. D’autres défilés comme celui de Kenzo ou de soirées « in » comme la soirée du magazine de mode Max restant dans les mémoires. « C’était un public assez délirant. Les gens arrivaient pratiquement tous à poil. J’hallucinais!» se souvient à cet égard Meziane Azaïche en éclatant de rire. Pour autant, le patron du Cabaret ne suivra pas la pente de nombre de lieux parisiens qui par le biais de la location sont devenus des « garages ». Et pour cause : « Les soirées événementielles, c’est dangereux : ça te casse un lieu. D’un côté, tu imagines, par exemple, inviter un artiste de Toulouse pour un budget de 5000 euros. Tu vas hésiter à le produire car tu risques d’équilibrer ou de perdre 3000 euros. A contrario, un évènementiel t’appelle pour 15.000 euros. Tu ne réfléchis pas. Tu le fais. Une, deux, quinze fois… Ca t’excite. Mais les soirées privées elles te réservent des dates sauf qu’il y en a une sur 10 qui se conclue. Du coup, tu gèles ton lieu. Aussi un jour, j’ai pris la décision de ne plus gérer ce type de soirées. J’en ai confié la gestion à une structure en lui disant : un, qu’il fallait que les événementiels aient une option artistique ; deux, qu’ils n’arriveraient au niveau de la réservation du calendrier qu’en seconde option. » Autre prévention, celle à l’égard du politique. Souvenir ancien : « En 2002, Année de l’Algérie en France, j’ai l’idée d’un projet sur les femmes d’Algérie. Et je propose à la Fédération française de football un match France-Algérie avec des joueuses. Cela devait se passer au stade Charléty. L’idée était ensuite d’organiser un convoi de camions militaires avec tous les spectateurs et de les amener jusqu’aux spectacles de la Villette pour y danser toute la nuit. Le Parc de la Villette et l’Algérie étaient d’accord. Mais cela prit un tour politique et tout cela a été annulé. Et c’est devenu « Les femmes en Algérie » au Zénith. Mais ce jour là il y a eu l’intervention américaine en Irak contre le régime de Sadam Hussein et le spectacle dut être annulé. J’ai donc travaillé un an pour rien. Or, dans ce pari, il y avait un message porteur fort. Mais lorsque le politique intervient dans un projet cela devient toujours délicat. Voilà pourquoi, en 1999, lorsqu’on avait monté cette soirée sur les femmes en Algérie je n’avais pas sollicité de soutiens de l’institution politique. Sinon l’on se tire une balle dans le pied. Avec le politique, il y a toujours des sujets tabous ».

République

Dans les rapports qu’entretient de longue date le Cabaret avec des associations, des festivals, des tourneurs, il en est un fort ancien, celui avec son imposant voisin, l’EPPGHV, traduire : l’Etablissement Public du Parc et de la Grande Halle de la Villette que préside Didier Fusillier depuis 2015. Il en est ainsi pour des co-productions ou collaborations comme le Festival de jazz de la Villette, Cirques à la Villette, ou l’important le festival électro, Villette Sonic. « Ce sont des projets qui s’articulent. Nous sommes un outil dans la panoplie culturelle de la Villette » précise modestement Meziane Azaïche. Mais, à ce propos, quid de l’ambition qu’avait la Villette d’établir un lien avec le Nord de Paris ? Jusqu’ici, elle semblait restée à l’état de projet. « Les seuls qui font le lien avec la banlieue, c’est nous. Les gens de la banlieue lorsqu’ils viennent à la Villette se heurtent à plein de sécurités. Les jeunes venaient autrefois jouer au ballon, on les a dissuadé. Ils venaient répéter, on le leur a interdit. Et donc si le lien c’est seulement venir voir des spectacles à 25 euros, ce n’est pas jouable. Nous, on a fait le lien avec les musiques du monde. On a monté des trucs à cinq euros. On est allé chercher le public avec le bateau et la fanfare et je peux dire qu’il vient. Il passe des journées magnifiques! Non, tu ne peux pas dire que c’est un espace public si tu ne l’organises pas en fonction de cet objectif ». Aussi, dans la panoplie de propositions qu’offre le Cabaret, ce sont les opérations conduites avec des associations, pour des causes qui lui tiennent à cœur, qui ont la faveur de Meziane Azaïche. De la Caravane des quartiers au soutien aux autistes, de la cause des femmes à l’implication écologique sous diverses facettes, des Etats généraux de la Culture aux rencontres des professionnels des musiques du monde du réseau Zone Franche, ce passionné de culture qui croit en ses vertus pour ce qu’elle peut apporter aux enjeux de société, s’est souvent impliqué, mettant lieu et équipe à disposition. Dès lors point de hasard si Meziane Azaïche, « directeur d’une salle de spectacles », comme la République l’a formulé, se retrouve, en janvier 2016, promu Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres. A sa grande stupéfaction : « Lorsque j’ai reçu la lettre officielle du Ministère de la Culture, j’ai cru que c’était une farce. D’autant que je n’ai jamais eu un centime de ce ministère. Bien que les musiques du monde, celles que je défend en priorité, concernent par essence la planète entière ou que beaucoup de festivals et salles soient aidés de façon conséquente sur d’autres esthétiques ». Une distinction qu’il a souhaité lui voir remise par Bernard Latarjet « Car sans la confiance que m’a manifesté Bernard Latarjet et son équipe, et Laurent Dreano de la direction de la programmation du Parc, le Cabaret n’aurait jamais existé au-delà de sa programmation. Oui, je lui suis reconnaissant d’avoir cru en mon travail et de m’avoir fait confiance ». Ainsi la République récompensait un homme au parcours atypique, un autodidacte qui parti d’un petit village de Kabylie avec une passion chevillée au cœur et des valeurs altruistes, surmontant les difficultés du dialogue interculturel et de l’intégration, n’avait jamais douté des pouvoirs émancipateurs de la culture. Soit « l’incarnation d’un lien heureux entre la France et le Maghreb malgré des intolérances qui infectent régulièrement cette relation » (Bernard Latarjet dixit), dans une capitale compliquée et un milieu du spectacle ardu, par l’un des acteurs les plus originaux de la scène culturelle française. Lequel n’avait cessé d’être en prise avec une création pluridisciplinaire cosmopolite et d’ouvrir son espace à ceux qui n’avaient pas toujours voix au chapitre. En tout cas, lors de cette soirée émouvante, tous les invités présents, impliqués à un moment ou l’autre de l’histoire du Cabaret (amis, artistes, professionnels, personnalités intellectuelles, associations), s’étaient sentis par ricochet honorés de cette reconnaissance institutionnelle. Puisque par le véhicule d’un homme elle était celle d’un pari collectif en faveur d’une planète plus juste et moins menacée.

Famille

Côté privé, une entreprise comme le Cabaret n’est pas sans conséquence sur une vie familiale, Meziane Azaïche le reconnaît. D’autant que l’homme accorde une attention particulière à sa parentèle. Cas d’école, sa fille, Dehya, celle de tous ses enfants qui fut la plus impactée par le lieu. « En effet, ma fille est pratiquement née dans le Cabaret puisqu’elle était toute jeune quand je l’ai créé. Tout de suite elle a donc compris ce qu’était le spectacle. Petite, lorsque je travaillais sur une création, elle venait chercher les applaudissements et se les appropriait (rire). Dès cinq-six ans elle imaginait des choses avec ses copines. Et à chacun de mes anniversaires ou pour la Fête des pères elle m’offrait le dessin d’un chapiteau. Ce Cabaret, pour elle, fut un peu comme un petit frère un peu concurrent puisque j’y passais énormément de temps. Vers 14 ans, elle s’est inscrite dans une école de théâtre, a créé un spectacle avec ses copains qu’elle a joué dans une salle qui avait un air de cabaret. J’avais trouvé cela brillant et je l’ai encouragée ». Et d’évoquer une anecdote en forme de métaphore qui ne cesse de l’émouvoir : « Plus tard, elle a eu envie d’effectuer un séjour en Thaïlande. A cette époque, je commençais à travailler sur Cabaret Tam-Tam avec l’idée de lui proposer un de rôle. Elle revient donc sur Paris. Mais je la retrouve avec un visage un peu particulier. Je lui demande ce qu’elle a et elle me dit : « Papa, tu vas m’engueuler ! ». Avant de me montrer son dos. Et qu’est-ce que j’y vois tatoué ? Un éléphant surmonté du Cabaret sauvage ! Puis elle ajoute : « Je voulais rester en Thaïlande mais le Cabaret m’appelait ». Et c’est ainsi que dans Cabaret Tam-Tam, elle joue en quelque sorte son propre personnage, celui d’une fille qui est né dans un cabaret ».

 

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« Cabaret sauvage. Liberté, Cabaret, Fraternité » 1997-2017, Histoire d’un lieu ouvert au monde par Frank Tenaille, 150 p, Ed. CS.