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Des mondes de musiques

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Lettre à Julos Beaucarne

Etienne Bours

Cher Julos,

« Te v’la evoye » comme on dit en wallon : te voilà parti…

 

On te disait malade, oublieux, lointain, errant déjà sur cette sente qui va d’ici à là-bas, où tu te trouves sans doute aujourd’hui.

Depuis quelques jours, c’est fou le nombre de gens qui se souviennent si bien de toi, même les politiciens – enfin, surtout eux, tu vois ce que je veux dire ! Et puis tous ceux qui sont heureux de rappeler qu’ils t’ont connu, croisé, fréquenté, vu, entendu… et qui parfois font leur publicité en faisant la tienne…  Mais j’ai envie de dire que nous t’avons tous connu, que nous avons tous un peu de Julos en nous. Même les grincheux, les niaiseux, les taiseux, les scrogneugneu, les nomdedieu… C’est que, depuis la fin des années 60, tu nous as quand même pas mal bercé de ta voix et de tes textes. Certes, certains ne se souviennent que de petites ritournelles mais qu’importe puisque c’est toi qui avais ouvert en eux une petite cage bien frivole. Les autres ont tous conservé de toi un subtil mélange de sentiments profonds que tu partageais avec la simplicité et l’humilité de ceux que tu décrivais toi-même comme « artisans des mots, gens de presqu’inutilité ».

Tu as toujours eu l’art  de mettre une fameuse palette de mots et un incroyable dictionnaire de couleurs au service de cette « presqu’inutilité » tellement plus efficace que la prétendue nécessité des propos de tant de beaux parleurs.

Comme j’aime à le rappeler, c’est donc au moment où se mit à vibrer le mouvement folk, ce retour aux terreaux de nos musiques, que ta voix et tes textes émergèrent en tête du chemin parallèle d’une chanson régionale. Et tu nous bricolas un wallon transrégional de bon aloi, nous rappelant ces parlers locaux enfermés à double tour dans les caves des lycées et des collèges parce que vulgaires, populaires, inutiles, dépassés. Les langages des cul-terreux et des ouvriers n’étaient guère censés nous concerner. Il n’y avait plus rien à prendre, plus rien à vendre, dans ces patois de nos grands-parents et parents. Mais toi, tu les as rhabillés pour nous, renouant avec un fond populaire qui revint en force comme ingrédient de musiques, de chansons et de poésies en marge du grand foutoir qui déjà se mondialisait.

Tu nous apprenais une certaine harmonie rebelle. Mais tu n’étais pas dupe. Tu comprenais les enjeux et les entourloupes. Il y a une vingtaine d’années, tu me disais : “Le mot terroir ça fait fuir les gens qui ont peur du nationalisme. On est frileux au point de ne pas reconnaître des gens de chez nous par crainte de faire du nationalisme. On a peur. Mon texte "Nous sommes 180 millions de francophones dans le monde” qui se terminait par “voila pouqwé no ston firs dyesse Wallons” (voilà pourquoi nous sommes fiers d’être Wallons), ce n'était pas du tout une revendication wallonne, c'était une revendication de notre langue, de notre particularité. Ce n'était pas un drapeau. Je disais simplement il y a des gens qui parlent français partout et nous on parle wallon. Ca a été pris autrement”.

“C'est vrai qu'il y a des intégristes wallons pour qui il faudrait parler wallon tout le temps. Mais il y a déjà assez d'intégrisme. Quand je parle wallon, c'est un plaisir sans plus, c'est une langue du foetus dans mon cas. Ma mère, quand elle était fâchée ou heureuse, elle parlait wallon. J’ai déjà fait quelques références au wallon, quelques airs venant de la tradition et tout un disque de chansons en wallon. Ensuite j’ai traduit “Les bâtisseurs de cathédrale” d’'Anne Sylvestre ou le texte de Félix Leclerc "Moi mes souliers”. Ca devient “Mi mes solés ont stés pa tout costés, y m’ont pwerté de l’escole jusqu’à l’guêre…” (« Moi mes souliers ont été de tous côtés, ils m’ont porté de l’école à la guerre… »).  Réécrire des chansons en wallon, pour moi, c’est important”. Tu avais d’ailleurs écrit « j’aime le parler qui sent la campagne, loin des messieurs au langage enveloppé dans du papier de cellophane ».

Julos, comment te définir aujourd’hui, comment trouver les mots justes ? Chantre, chanteur populaire, troubadour, poète, diseur, conteur, écrivain, jongleur de mots, acrobates des langues, inventeur allumé, écologiste d’avant-garde, empêcheur de tourner en rond, propulseur de maximes, musicien touche-à-tout, défenseur de l’oreille que tu avais grande ouverte, planteur de rêves-réalités, ami des arbres, mangeur de pommes, buveur de bières, amoureux de la vie, voyageur en chansons, voyageur en vélo. Julos qui es-tu? Tu n’as jamais arrêté de dire, de prévenir, de dénoncer, de relancer la vraie machine, celle que l’homme a en lui. De déranger sans doute.

Entre l’Ecaussines de ta naissance en 1936 et Tourinnes-la-Grosse où tu as planté ton bivouac depuis longtemps, tu as bourlingué entre drames et amitiés, laissant derrière toi autant de témoignages écrits ou chantés que de fatras sur la grande table de ta maison. 

S’il est évident que tu as chanté les pieds dans ta terre mais l’esprit dans le monde, il m’a toujours semblé que tu as contribué à rallumer la flamme de ces petites musiques, comptines ou chansons, qui font vivre et évoluer une tradition ancestrale, celle que se transmettent les gens qui n’ont pas de noms pour les médias mais qui s’inscrivent dans la continuité d’un savoir. Cher Julos tu as brassé tout ça durant les plus de soixante ans pendant lesquels tu as eu vingt ans. Et tu apportais à ton œuvre des contributions multiples venant de l’anonymat autant que de grands auteurs et poètes – il serait impossible de la citer tous, d’Apollinaire à René de Obaldia, de Paul Verlaine à René Guy Cadou, en passant par Alphonse Daudet, Paul Eluard, Rabindranath Tagore, René Char et tant d’autres, sans oublier ton pote Raoul Dugay. Ta soif étanchait la nôtre, même lorsque nous ne savions pas qu’il nous fallait aussi découvrir ces auteurs et poètes que tu nous chantais ou récitais.

Tu aimais rire mais tu savais pleurer et parfois même tu nous faisais pleurire… Ton combat était celui de tous les fronts auxquels nous devons plus que jamais nous attaquer aujourd’hui. Ce n’est pas faute de nous avoir prévenus pourtant…

« L’héritage qui nous est laissé, c’est une planète cassée », nous chantais-tu déjà en 1999.

« Dès le moment où nous sortons du ventre de notre mère, nous devenons tous des émigrés ».

« Sur le bord du monde y a des enfants qui marchent

Ils sont fragiles et doux comme des brebis

Que le loup va dévorer et puis voilà que

Viennent des troupeaux d’endoctrineurs

De détourneurs, d’abuseurs, de dévieurs et

L’enfant n’aspire plus à être lui-même

Et l’enfance se perd et se noie dans la mer

Sur le bord du monde marchent des enfants

Il ne faut presque rien pour qu’ils tombent dans l’abîme

Précipités hors d’eux-mêmes »

Et tu n’oubliais pas notre petit royaume belge que tu chantais si bien, il t’arrivait même de franchir la frontière linguistique et de t’acoquiner avec Willem Vermandere pour une version indispensable du texte Ton Christ est juif. Tu n’as jamais supporté la moindre manifestation de racisme… Chanteur engagé ou concerné, tu chantais l’amour et la vie mais également tous les combats de l’humain. Victor Jara, Lounes Matoub, la Bosnie, le mur de Berlin, le sida, les inégalités sociales, l’environnement… et la folie des hommes autant que la responsabilité de la société… rien n’échappait à tes réflexions poétiques…

Tu nous en laisses d’ailleurs une sacrée somme, un héritage dont nous devrons nous montrer dignes en nous rappelant qu’il faut « reboiser l’âme humaine »… Sans pour autant perdre ton humour, de sorte que nous continuerons à nous poser ta fameuse interrogation : « faut-il méditer pour les militants ou militer pour les méditants » ?

Adios Julos

Au revoir chanteur d’espoir