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Des mondes de musiques

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Luis de la Carrasca

François Saddi  - photo ouverture : Rémi-Hostekind

C’est un cantaor au parcours particulièrement important et varié que je rencontre aujourd’hui en Avignon, ville où il a élu domicile depuis plus de 30 ans. Luis de la Carrasca, musicien auteur et compositeur est à l’origine de l’association culturelle Andalouse Alhambra et a monté sa propre compagnie, la compagnie Flamenco Vivo.

 

Cortijo (ferme) La Carrasca près de Grenade

Il totalise 5 albums à ce jour, le premier en 1997 et le dernier, "Baro drom" en 2023 (chronique ici : https://www.5planetes.com/fr/disques/luis-de-la-carrasca). Il a aussi adapté plusieurs pièces de théâtre et réalisé un bon nombre de spectacles mêlant musique et danse. Prenons quelques instants pour faire plus ample connaissance avec lui :

Tout d’abord Luis, quelques mots sur ton parcours, Grenade, l’Andalousie…

Mon grand père a donné sa vie à la guitare. Mon père jouait aussi de la guitare et  son frère chantait bien. C’était une famille Flamenca, il y en a des brassées comme ça en Andalousie. Et moi, je crois que j’ai eu cet héritage, c’était mon ressenti depuis tout petit, depuis toujours.

Ils n’étaient pas professionnels, ils travaillaient dans les champs, c’était des paysans. Ils jouaient et chantaient pour s’amuser, pour passer de bons moments, pour les fêtes… Ce n’était pas envisageable d’en faire un métier à l’époque. Pour moi qui suis né en 1958 dans cette ferme, ça a été dès le début une passion, une envie de progresser, d’évoluer, d’apprendre ; d’avancer en fait dans ce milieu difficile qu’est la vie dans une grande ferme avec des troupeaux de brebis, des terres… J’y suis resté jusqu’à la fin de mon service militaire. C’était après la mort de Franco en novembre 75. A ce moment-là, j’étais jeune, j’avais 17 ans et beaucoup d’espoir, beaucoup de volonté, de force et d’envie de m’en sortir.

C’est à cette période que tu as voulu faire du Flamenco ton métier, de devenir chanteur professionnel, cantaor de Flamenco ?

En fait, c’était avant, quand j’étais plus jeune. Au moment où les chanteurs et musiciens ont commencé à faire connaître le Flamenco, à chanter et jouer un peu partout en Espagne avec l’arrivée de Camaron de la Isla, du Duo Lole y Manuel… Ces nouveaux chanteurs et d’autres ont commencé à réveiller l’envie de la jeunesse qui ressentait le Flamenco… Moi-même dès tout petit, j’écoutais l’émission de radio que mon père écoutait et je posais plein de questions pour savoir qui était ce chanteur, ce qu’il chantait, quel style de Flamenco c’était. J’ai toujours été attiré et passionné. J’aimais la musique en général, je commençais à apprendre la guitare mais ce qui me procurait le plus d’émotion, c’était le Flamenco. J’écoutais une guitare ou un chanteur de Flamenco, ça remuait quelque chose à l’intérieur de moi !

Et puis tu es arrivé en France…

Nous sommes arrivés en 1991 à Avignon avec Béatrice (Valero). Avant, j’avais tourné pendant quelques années en duo avec un guitariste autour d’Alicante. A ce moment-là, en Espagne, pendant la guerre du golfe, tout était paralysé. Comme nous ne voulions pas revenir en arrière, à Grenade là où j’ai grandi et où nous nous étions mariés, nous avons donc décidé d’aller à Avignon.

Nous nous y sommes installés et nous avons vite vu qu’il y avait la possibilité d’y mener une aventure artistique. Dans les premiers temps, on se disait que l’on reviendrait en Espagne ensuite, et puis comme nos projets grandissaient et se développaient, les circonstances ont fait que nous y sommes restés.

Luis de la Carrasca et Béatrice Valéro

En Avignon, tu as rencontré quelques musiciens et puis il y a eu la fondation de l’association Andalouse Alhambra et de la Compagnie Flamenco Vivo…

Quelques mois après notre arrivée en 91, nous avons monté un spectacle en duo pour le festival d’Avignon : une danseuse et moi, pour essayer, voir comment ça allait marcher. Ensuite, j’ai eu du temps pour rencontrer d’autres musiciens et constituer un groupe. Nous avons alors formé, en 1992 la Compagnie Flamenco Vivo dont je suis le fondateur et directeur artistique. Pour ce qui est de l’association Andalouse Alhambra dont Béatrice est la présidente bénévole, nous l’avons fondée en 1992/93 pour développer et de faire connaître la culture Andalouse. Tous les ans, nous montons le festival Andalou. C’est la 23ème édition cette année, elle a lieu du 13 au 24 mars à Avignon et dans les communes alentour.

Peut-on parler d’une identité andalouse ?

Nous les andalous, on est pas mal mélangés depuis très longtemps avec toutes les civilisations qui sont passées autrefois en Espagne, les juifs d’abord puis les gitans et ensuite les arabes. Moi, je ne suis pas gitan, je suis andalou. Avant, quand j’habitais là-bas, je ne voyais pas ces différentes influences, je voyais tout "normal" !

Mais c’est après, en sortant d’Espagne, en voyageant et en lisant quelques livres que j’ai appris que l’Andalousie, surtout du côté de Grenade, était très mélangée, on le voit même dans le physique. Je me demandais pourquoi, à Huéscar, il y en a qui parlent une langue très hachée et d’autres qui parlent couramment. En fait, c’est une colonie qui est descendue de Huesca en Aragón au nord de l’Espagne. Là-bas, ils parlent un Castillan correct. Ils sont aussi venus avec leur folklore, leurs habits, la Jota… Ils se sont mélangés avec des autochtones qui vivaient surtout dans les grottes, des gitans, des pauvres…

Il y a aussi des familles avec des  gens aux yeux clairs, des blonds, grands, costauds. Leur origine remonte à l’arrivée de gens du nord, surtout des allemands et des danois après l’expulsion des mauresques au 16ème et 17ème siècles.   

Tu accompagnes depuis toutes ces années nombre de jeunes artistes que tu fais découvrir au public…

Oui, l’un de mes buts était de faire connaître des jeunes talents. On peut dire que j’ai cette passion depuis toujours. Pour moi, ça a été tellement difficile quand j’étais jeune vu les circonstances dans lesquelles j’ai grandi... A l’époque on ne pouvait rien réaliser, c’était impossible ! Dans notre compagnie Flamenco Vivo sont passés peut être bien 80 artistes, beaucoup de jeunes, tout au long de cette trentaine d’années. Dans le spectacle vivant, ça change tout le temps, les chemins se séparent, se rejoignent. On peut dire que j’ai avec le temps constitué autour de moi une grande famille flamenca.

Cette famille, ces musiciens, danseurs et danseuses que tu as formés, que sont-ils devenus, certains t’accompagnent toujours fidèlement…

José Luis Dominguez, le guitariste m’accompagne depuis 21 ans, il était jeune à l’époque ! Le danseur Kuki Santiago avait 19 ans, la danseuse Ana Pérez aussi quand elle a commencé, elle a fait de grands pas depuis. Elle mène actuellement un projet mêlant danse contemporaine et danse Flamenca.

 

Avec Ana Pérez - photo : Rémi-Hostekind

Maintenant, il y a une petite jeune, de Nîmes, Céline Daussan, une valeur qui va monter…

Il y a eu aussi avant Fuensanta la Moneta de Grenade. Elle dansait dans une cuevas (maison troglodyte) transformée en petit tablao (cabaret flamenco) dans Sacromonte (le quartier gitan de Grenade). Maintenant, les tablao, c’est beaucoup pour les touristes alors qu’à l’époque, c’était naturellement un lieu de musique et de danse flamenca où allaient les gens qui habitaient là-bas. Alors, Fuensanta la Moneta habitait et travaillait dans un tablao du quartier de Sacromonte. Elle ne voulait pas en sortir, on l’a poussée un peu et finalement  on l’a inscrite au grand concours de La Unión près de Carthagène. Elle a remporté le 1er prix et depuis, c’est une star de la danse Flamenca !

Fuensanta la Moneta -  photo : Rémi-Hostekind

Il y a un autre guitariste qui t’accompagne depuis longtemps et qui a un jeu très différent de celui de José Luis Dominguez, les 2 se complétant vraiment bien.

Oui, Manuel Gómez. Ce qui est bien dans le flamenco, c’est que chaque artiste peut exprimer dans son jeu son caractère, sa personnalité… s’il l’a à l’intérieur ! Il y a aussi des musiciens qui sont techniquement très bons mais… Ils sont comme les autres… Ils ont bien appris mais tout se ressemble ! Alors que José Luis Dominguez et Manuel Gómez ont chacun leur façon particulière de jouer, leur style. C’est ça qui est intéressant, chacun apporte ses propres émotions et s’exprime différemment. Ils se complètent. Aujourd’hui, c’est venu petit à petit, j’ai une belle équipe de musiciens et de danseurs qui m’accompagnent, ils sont costauds ! Autour de ce noyau se greffent ponctuellement des grands artistes, de grandes personnes.

Photo : Rémi-Hostekind

Tu as élaboré ton tout dernier album sorti l’année dernière, "Baro drom", en écho au précédent, "Gharnata " (InOuïe 2019), peux-tu nous ce que cela signifie pour toi ?

Pour moi, Baro Drom est le résultat de toutes ces années de travail. Présenter tous les ans un nouveau spectacle, plus les tournées et les autres choses que j’ai fait, des pièces de théâtre… Ce n’est pas évident, ça a été comme un marathon sans repos avec un dernier album enregistré en 2018 et sorti en 2019, Gharnata.

Là, comme il y a eu la coupure du covid et les confinements, j’ai eu le temps et l’esprit tranquille pour laisser venir les choses sans les forcer, pas seulement les idées mais aussi les sensations et les envies d’exprimer autre chose. C’est vrai que si on reste dans le vrai Flamenco, il y a des moments de joie mais c’est aussi une lamentation continue, perpétuelle… Après ces moments d’ombres, cette période difficile de la pandémie, on avait plus trop envie de se plaindre. Je me suis dit qu’il fallait donner un peu plus de rythmes et de joies à la musique…

Tu vois donc un peu Baro Drom comme un disque porteur de joies et d’espoir, plus que les précédents ?

Et bien quelque part oui, tout à fait. Ce n’est pas dans tous les morceaux mais il y en a quelques uns qui donnent un peu plus envie de danser, de chanter, de bouger… La joie de vivre !

Il y a aussi sur l’album un chant posé sur des nappes électroniques, "La Fuerza del destino", une martinete profonde et puissante…

C’est un chant traditionnel très ancien, le chant des forgerons qui accompagnent le travail du fer à la forge en chantant. Avec Aurélien Dalmasso, le technicien son qui accompagne le groupe depuis plus de 12 ans, nous avons fait une expérience : Lui, il aime la musique électronique, moi ce n’est pas mon truc mais bon, on s’est dit qu’il fallait quelque chose de fort et nous avons choisi le chant à la forge. Il y avait autrefois une forge dans chaque village. Il a cherché, enregistré et produit des nappes sonores, pour certaines correspondant à des sons enregistrés dans l’espace et ça a donné ce titre, plutôt réussi je trouve. Après, dans le disque, il y a une grande diversité de chants, certains profonds, d’autres plus légers, certains très anciens et d’autres plus récents, une copla "Maria de la O", et puis les rumba, tango, Alegria, Seguirilla, Buleria… un éventail représentant la culture Flamenca.

A propos de cette culture Flamenca, peux-tu donner quelques clés de ce qu’est le  "Duende" ? Qu’est-il pour le profane, un concept, un vécu, un ressenti… ?

C’est Federico Garcia Lorca qui avait fait une conférence dans les années 30 à propos du jeu et de la théorie du Duende, et à la fin, il disait que c’est indéfinissable !

Federico Garcia Lorca

Il donne cela dit dans sa conférence des explications sur ce que pourrait être le Duende. Pour ça, pour bien l’expliquer, il faut en ressentir la sensation. Ce n’est pas tous les jours que le Duende est là, c’est quelque chose d’imprévisible, mais c’est une sensation où l’être humain se dépasse sans s’en rendre compte et c’est seulement après qu’il se demande ce qui s’est passé. Quelque chose de splendide est sorti divinement sans aucun effort et on ne sait pas pourquoi… Une sensation… En fait c’est ça. Lorca disait que c’était très relié au Flamenco, à la tauromachie, à la peinture, et à la poésie aussi. Il disait en Andalousie il y a le Duende, en Italie l’Ange et en Allemagne la Muse. C’est plus qu’une notion, plus qu’une transe, c’est quelque chose qui arrive magiquement et qui peut faire d’une jeune fille une âme ancienne, très ancienne avec un savoir dont on ne sait ni pourquoi ni d’où il vient. Le Duende peut aussi faire qu’une vieille dame, en dansant, redevienne une jeune fille… Le Duende agit de telle façon qu’il transforme sur son passage.

Photo : Rémi-Hostekind

En France, on emploi l’expression "être dans un état second", une expression qui semble bien mince par rapport à ce que tu exprimes…

On peut le rechercher dans le Flamenco ou dans la tauromachie comme dit Lorca : un torero téméraire peut transmettre la peur à la foule par sa témérité, alors que celui qui est envahi par le Duende n’est pas conscient, tout se passe magiquement, il fait oublier à la foule les risques qu’il prend. C’est la différence entre le torero habité par le Duende et celui qui, téméraire, se jette au danger pour effrayer la foule.

Et pour toi, cantaor, que ce soit sur scène ou ailleurs…

Et bien je recherche toujours ce canal d’énergie positive qui peut alimenter ce moment quand je chante. Quelque chose pour lequel  je sais déjà, d’entrée, que c’est compliqué : Il faut faire l’effort, que l’on soit dedans ou non, il faut le faire, rechercher ce canal d’énergie… et après, on oublie. Une fois dedans, on ne se rend pas compte de ce qui se passe, on plonge dedans, on est porté et on navigue sans réfléchir.  

 

Photo : Rémi-Hostekind

Quid des projets en cours ou à venir ?

Mon prochain projet, c’est le spectacle pour le festival d’Avignon de cet été. Je ne comptais pas le faire parce que ça va être un festival différent, il se déroule plus tôt (du 29/06 au 21/07/2024) du fait des jeux olympiques ! Et puis finalement, Julien Gélas (le fils de Gérard Gélas) du théâtre du Chêne Noir qui fait la programmation de celui du Petit Louvre nous a proposé de monter un spectacle dans la chapelle des Templiers attenante au théâtre. Alors que je ne comptais pas le faire, avec cette proposition, ça m’a tenté de réaliser une réduction du groupe, de faire un trio guitare, chant et danse, une petite forme en cherchant quelque chose de plus profond, de plus sacré. La résonance de la chapelle se prête bien à écouter plus finement le chant, la guitare et les pieds de la danse. Voilà, c’est en cours, je suis en train de travailler dessus. Je connais bien le lieu, nous y avons joué 5 années de suite de 2000 à 2005.Et nous avons l’idée de peut-être y enregistrer et d’en faire un album live.

 Et quelle serait la composition du trio, José Luis Dominguez à la guitare je suppose…

Oui, ce sera avec lui et Céline Daussan de Nîmes. Elle est jeune, 21 ans, et danse un Flamenco très actuel, très frais, sans contemporain. C’est une danse d’une grande beauté avec une expression Flamenca d’une grande classe.

Céline Daussan - photo : Rémi-Hostekind

http://luisdelacarrasca.com/

https://www.5planetes.com/fr/disques/luis-de-la-carrasca