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Des mondes de musiques

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Milwaukee Blues

 Ouverture Photo : Charlie Poole 

Etienne Bours

Le 9 septembre 1930, Charlie Poole enregistrait Milwaukee blues pour Columbia. Il mourra quelques mois plus tard.

 Sa chanson parle d’un hobo qui a le blues à Milwaukee et attend un train de marchandise dans l’espoir d’aller vers l’Ouest. Il rêve de meilleures conditions de voyage mais les hoboes sont persécutés. La chanson sera souvent reprise, notamment par les Carolina Chocolate Drops et puis par l’un d’entre eux : Don Flemons. On en trouve bien d’autres versions en cherchant un peu : The New Lost City Ramblers, The Red Clay Ramblers, Roy Harvey qui fut guitariste de Charlie Poole, Debby McClatchy… etc.

L’écrivain haïtien Louis-Philippe Dalembert a publié en 2021 son dernier roman intitulé, lui aussi, Milwaukee Blues. L’auteur connaît cette ville du Wisconsin pour y avoir enseigné. Il sait que Milwaukee compte une très large population noire mais aussi une proportion importante de Latino-Américains. Les Blancs, non hispaniques, sont en minorité.

Louis-Philippe Dalembert  - Photo DR -

Dalembert s’est inspiré du meurtre de George Floyd, en mai 2020 à Minneapolis, pour écrire ce roman d’une actualité brûlante et universelle. Son personnage principal est un Afro-Américain qui, pour une broutille de billet de banque pas clair lors d’un achat chez l’épicier du quartier, se retrouve aux prises avec la police et fini étouffé sous le genou d’un policier. Cette scène n’est même pas décrite, elle est juste suggérée en début de roman dans un chapitre où le patron de la supérette se lamente et regrette d’avoir composé le 911 pour signaler un individu suspect. L’écrivain sait qu’il suffit de rappeler en quelques mots cet homme à terre sous le genou d’un flic et que les seules paroles qu’entendent les témoins viennent de celui qui est en-dessous : « je ne peux plus respirer, je ne peux plus respirer ». 

A partir de cette tragique mort, Dalembert nous raconte la vie de ce personnage central, de ce « héros » commun, homme simple qui chemine entre la réussite et l’échec, qui se heurte aux difficultés du quotidien réservé aux siens, qui se contente alors d’un destin harassant sans se douter qu’il le mènera à une fin brutale et profondément raciste. Le livre se décline d’abord comme un roman choral et chaque chapitre donne la parole à une personne différente qui fut, d’une manière ou d’une autre, proche de la victime.

La dernière partie est consacrée à l’organisation d’une grande marche à Milwaukee et c’est alors que d’autres personnages interviennent, que la religion prend une certaine place, que les tensions diverses s’exacerbent… N’en disons pas plus. Il faut lire ce livre et en écouter la bande son. Car, et c’est suffisamment rare pour qu’on le souligne avec insistance, Louis-Philippe Dalembert termine son livre en donnant des références bibliographiques, musicales et cinématographiques.

 

Voici donc un livre qui débute en musique, par son titre, par une citation d’un couplet de la chanson de Charlie Poole en exergue et puis, discrètement mais efficacement, le roman donne à celui qui veut bien l’entendre un certain nombre de repères musicaux auxquels il m’a paru impossible d’échapper tant ces citations sont à la fois historiquement évidentes et salutaires.

Mais avant d’évoquer quelques exemples qui semblent chers à l’auteur, je voudrais m’arrêter sur un fait qui est tout sauf anodin. Le héros de ce livre, celui qui meurt dès les premières pages, porte le prénom d’Emmett. Formidable allusion de l’auteur à une histoire qui n’en finit pas de se répéter, de drames en drames, puisque Emmett Till était ce jeune garçon de Chicago descendu rendre visite à son grand-oncle à Money dans le Mississippi. Nous sommes en 1955, le gaillard a quatorze ans, il est évidemment de ceux que les Blancs du Sud détestent encore. Alors, pour un stupide détail de comportement (il aurait sifflé la tenancière d’une épicerie), il sera affreusement torturé et assassiné par deux demi-frères (les Bryant) qui seront bien sûr acquittés !

Emmett n’est donc pas un prénom choisi au hasard. Nous ne sommes pas dans la banalité mais au cœur de la brutalité humaine dans toute son horreur. Brutalité que beaucoup de nos concitoyens européens considèrent volontiers comme typiquement américaine – c’est tellement plus simple – et donc impossible, que dis-je impensable, chez nous.

Lorsque j’ai vu Dalembert parler de ce livre dans la très bonne émission 28 minutes sur Arte, il cita la chanson Preacherman de Melody Gardot. Chanson qui ne fait pas de référence directe à ce drame mais que la chanteuse interprète sur un court métrage dramatique en disant l’avoir écrite en hommage à Emmett Till. Il existe, à mon sens, d’autres chansons plus importantes sur cette triste page de l’histoire américaine. The death of Emmett Till fut composé et chanté par The Ramparts (écrit par A.C. Bilbrew, chanté par Scatman Crothers - Dootone Records, 1956) ;

la même chanson fut reprise par Joan Baez (album In Concert Part 2). Bob Dylan a écrit une chanson intitulée également The Death of Emmett Till (d’où la confusion, certaines personnes affirmant que Joan Baez interprétait cette chanson de Dylan, ce qui est erroné). Il n’était pas certain de la qualité de cette chanson, il reconnut surtout avoir piqué la mélodie à Len Chandler, chanteur folk afro-américain très important aussi à cette époque. Elle figure néanmoins parmi les 47 chansons enregistrées en demo par Dylan pour la maison d’édition Witmark (entre 1962 et 1964) qui, comme beaucoup à l’époque, engrangeait des chansons dans l’espoir de les faire enregistrer par divers artistes (ce qui fut le cas, par exemple, avec la chanson Tomorrow is a long time reprise par Judy Collins, Ian & Sylvia, Odetta… suite aux mêmes enregistrements).

Ces pistes demo sont évidemment sorties en CD (The Bootleg Series Vol.9). On peut donc y entendre cette chanson sur Emmett Till et réaliser qu’elle tient la route. D’autant qu’à cette époque de lutte pour les droits civiques, d’autres chanteurs y allaient de leurs couplets qui, s’ils ne parlaient pas directement d’Emmett Till, pouvaient néanmoins y faire référence ; comme dans Too many martyrs de Phil Ochs. Plus tard c’est Emmylou Harris qui va nous surprendre avec une superbe chanson intitulée My name is Emmett Till – hommage d’une grande sensibilité. Viendront encore le Emmett’s ghost d’Eric Bibb et, dans un autre style, Lament for Emmett Till par ALA.NI, autre hommage de grande sensibilité venant cette fois d’une chanteuse basée en Angleterre et proche de Damon Albarn. On voit à cette énumération de titres que le mouvement folk américain n’a jamais trahi ses valeurs et qu’il a sans aucun doute essaimé parmi d’autres courants musicaux.

 

Revenons-en maintenant aux titres musicaux cités par Dalembert dans son roman. Lorsque c’est l’ancienne institutrice d’Emmett qui s’exprime en début de livre, elle se crie pour elle-même « ça ne s’arrêtera donc jamais ? » et puis retrace des années où se mêlaient rêves et désenchantements. Les années 60. Le Sweet Black Angel des Rolling Stones, le Angela de John Lennon et Yoko Ono. La formidable chanson 1960 what ? de Gregory Porter, rappel des soulèvements à Detroit, hommage au Docteur King. Et puis, surtout peut-être, les chansons de J.B. Lenoir, ce bluesman qui revendiquait : Vietnam blues évidemment mais aussi Alabama blues qui décrit comment la police s’empare d’un frère et d’une soeur et les descend froidement. Plus loin Dylan sera cité pour Blowin’ in the wind puis pour Just like a woman. Et quand tout s’emballe dans une sorte de maelstrom de personnalités diverses se assemblant à Milwaukee, la musique redneck du Sud va croiser Robert Johnson et son Sweet home Chicago, Bob Marley sera présent avec des titres emblématiques allant de Get up Stand up à I shot the sheriff en passant par Redemption song.

Sans oublier quelques titres de gospel tels que Swing low, sweet chariot ou Go down Moses et puis, bien sûr, les chansons des marches et manifestations : We shall overcome, Free at last… J’en oublie mais vous les découvrirez en lisant ce livre qui vous rappellera aussi quelques grands poètes ou écrivains comme Langston Hughes ou Jacques Roumain.

Et vous pourrez prolonger en lisant le livre Écrire pour sauver une vie. Le dossier Louis Till de John Edgar Wideman, écrivain afro-américain qui avait 14 ans aussi lorsqu’il découvrit la photo du visage mutilé d’Emmett Till dans la presse. Son livre est une enquête sur le père d’Emmett , enrôlé dans l’armée américaine à la fin de la Seconde Guerre et jugé puis exécuté pour viol en 1945 – sombre histoire qui devait évidemment réapparaître pendant le procès des tueurs d’Emmett. L’auteur s’attache alors à pointer les zones d’ombre de l’affaire, à combler le silence de Louis Till – quoi de plus simple à l’époque que de pointer un Noir quand il faut un coupable ? On en faisait de même avec les Indiens puis avec les « rouges » (comme Joe Hill ou Sacco et Vanzetti). Autre document passionnant : la bande dessinée Emmett Till. Derniers jours d’une courte vie par Arnaud Floc’h.

 

L’histoire peut sans cesse se ré-écrire sous ses multiples facettes, sous la plume d’écrivains témoins, transmetteurs, qui ont alors l’intelligence de ne pas oublier les autres témoins. Ceux qui avant eux, et autour d’eux, ont jalonné cette histoire de repères écrits, chantés, filmés comme autant de balises éparpillées et pourtant indissociables les unes des autres. La chanson est toujours présente dans ces cheminements. Peu d’historiens s’en soucient alors que la chanson se soucie de l’histoire. Mais les écrivains et les poètes savent que les auteurs de chansons sont leurs frères et les plus sensibles d’entre eux n’établissent pas de hiérarchie entre ces différents vecteurs d’expression.

Il est évident que depuis la mort de George Floyd, les musiciens, chanteurs et rappeurs de tous styles ont produit des chansons qui viennent ajouter leur lot de commentaires (et de talent) à ce vivier historique. La communauté afro-américaine a évidemment tenu un rôle majeur dans ce mouvement. Mais je voudrais pourtant citer un jeune homme du Kentucky, Tyler Childers, né en 1991. Se présentant lui-même comme un gars blanc du Sud, il explique, en une sorte de complainte mi bluegrass mi old-time, que si les communautés blanches étaient traitées comme le sont les noires, ils finiraient par prendre les armes – en l’écrivant de cette manière je schématise malheureusement un texte bien plus subtil. La chanson de Childers, intitulée Long, violent history, clôt un album de pièces instrumentales jouées au violon mais le chanteur/musicien s’en explique dans un message de six minutes qui s’impose comme un plaidoyer subtil pour l’empathie. Lui aussi prolonge une réflexion que beaucoup de chanteurs des années 60 avaient initiée tout au long du combat pour les droits civiques. Force est de constater que la lutte est loin d’être finie. Mais que Blancs et Noirs sont encore capables de la chanter…