Aller au contenu
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies notamment pour réaliser des statistiques de visites afin d’optimiser la fonctionnalité du site.
Des mondes de musiques

 En lisant avec gourmandise les articles de 5planètes.com, vous pouvez écouter Canal Breizh, en cliquant sur le logo.

 

 

 

 

 

 

 

Musiques du monde… avec ou sans tout le monde ?

On le dit de plus en plus souvent, même parmi les passionnés et les professionnels des musiques du monde, personne n’aime cette appellation « musique du monde » ou world music puisque c’est de cela qu’il s’agit.

Etienne Bours

En 1999 déjà, David Byrne écrivait pour le New York Times un article intitulé « I hate world music ». Alors pourquoi dire le contraire puisqu’il est de bon ton de ne pas aimer ce grand fourre-tout, ce « catchall » comme l’écrivait Byrne.

Pour Lire l'article de David Byrne :  "I Hate World Music" paru dans le New York Times du 3 Octobre 1999 :  CLIC-ICI

Un terme fourre-tout a pourtant des avantages. Autant, si pas plus, que d’inconvénients. Ce n’est pas compliqué, musiques du monde permet, comme l’ont voulu certains initiateurs de l’expression, de couvrir toutes les musiques qui ne rentrent pas dans les catégories habituelles du monde occidental : classique, pop, rock, jazz, blues, musique électronique… D’aucuns ne comprendront pas cela de cette manière et traduiront que l’appellation musiques du monde désigne toutes les musiques du monde non occidental, ce qui n’a jamais été affirmé sinon, peut-être, par l’ethnomusicologue Robert E. Brown qui procéda à certaines expériences avec des musiciens africains et asiatiques dans une université du Connecticut. Cela se passait dans les années 60 à une époque où nombre d’autres ethnomusicologues utilisaient le terme world music pour désigner les musiques traditionnelles du monde entier.

Robert E. Brown Photo DR

On sait que le terme va se généraliser sur le marché de la musique à partir du milieu des années 80 via Londres et des producteurs de la trempe de Peter Gabriel. Ils cherchaient simplement une « étiquette » à placer sur leurs productions de façon à ce qu’elles se distinguent du reste chez les disquaires. Il fallait une catégorie pour que des musiques ne rentrant dans aucune catégorie préexistante (classique, jazz, rock, etc.) aient une visibilité. World music s’est imposé parce que les musiques dont se préoccupaient les producteurs en question étaient des musiques des quatre coins de la planète qui alliaient des influences culturelles et traditionnelles locales avec d’autres éléments parfois empruntés à l’occident, parfois à d’autres cultures, voire même subtilement inventés.

 

Peter Gabriel Photo DR

Jamais ces Anglais responsables de la plus grande auberge espagnole de la musique au XXe siècle n’ont prétendu limiter l’entrée de cette auberge à qui que ce soit. Ils ont ouvert toutes les portes le plus largement possible et que le monde s’y précipite, s’y côtoie ou s’y mélange faisait partie de l’idée même d’avoir enfin une vaste catégorie pour un monde de musiques. Ecoutes, découvertes, ouvertures, expériences, tels étaient sans aucun doute quelques principes de ce nouveau « mouvement ». Il suffit de se pencher sur le travail de certains musiciens pop et rock pour comprendre que rien n’était exclu, interdit ou impensable.

Paul Simon     

Paul Simon, grand mélodiste du mouvement folk américain dans sa phase commerciale et internationale, se tourne vers une carrière solo peu banale dès que son comparse Garfunkel prend la tangente. Il jongle entre pop et folk avec des accents bluesy ici ou là, notamment avec Stefan Grossman. Puis il prend tout le monde par surprise avec un album majeur dans l’histoire de la world music : Graceland. Il continuera avec diverses autres expériences dont quelques détours brésiliens.

Deux Maitres de la Vielle à roue : Patrick Bouffard - Nigel Eaton - Photo P.Krümm

 

Mike Oldfield commence avec une musique très pop, il l’ouvre rapidement aux tenants du folk revival anglais et irlandais puis il s’en va explorer d’autres pistes mondiales, notamment la Laponie avec la voix du chanteur Nils-Aslak Valkeapää. Led Zeppelin attaque avec un rock juteux comme un citron gorgé de pulpe blues. Ils émaillent leurs concerts de ballades acoustiques jouées à la guitare et à la mandoline. Puis Plant et Page s’encanaillent sur les pistes des musiques orientales et nord-africaines sans pour autant oublier de s’allier le jeu de Nigel Eaton musicien anglais époustouflant à la vielle à roue !

 

On peut continuer si vous voulez mais à quoi bon ? Blues, rock, folk, musiques traditionnelles, pop… le tout au profit de démarches de musiciens ouverts sur le monde. Sans œillères, sans rejets. Demon Albarn, que d’aucuns considèrent comme le champion du global sound, a suivi un chemin parallèle. Amateur de certaines musiques africaines, il est aussi un grand admirateur des compositions de Vaughan Williams, lequel fut un des principaux apôtres des musiques traditionnelles anglaises dont il ne cacha pas les influences sur son œuvre.

Les musiques dites du monde sont donc celles que tant de musiciens, producteurs et auditeurs passionnés découvrent au jour le jour ici et ailleurs. Ici et ailleurs !!. Dans l’article cité ci-dessus, David Byrne explique pourquoi il déteste cette appellation world music. Parce que le large spectre qu’elle induit n’empêche nullement de mauvaises approches de ces musiques qu’il aime. Il dénonce la soif d’exotisme, la consommation touristique, l’exigence ethnocentriste de soi-disant authenticité… autant de comportements qui vont à l’encontre de ce que cette ouverture sur toutes les expressions du monde est censée provoquer. Il revendique une écoute attentive, sainement curieuse, insistant pour qu’à travers la musique on découvre une culture et qu’on partage une expérience avec les protagonistes de cette culture. Les exemples qu’il cite sont édifiants puisqu’à un moment donné il parle de Hank Williams et de Camaron de la Isla comme étant des chanteurs qui le touchent.

La country versant honky tonk et le flamenco andalou dans le même salon de cette putain d’auberge espagnole – qui n’exclut ni l’alcool ni les drogues. On croit rêver et certains vont avoir du mal à s’endormir. Pas moi en tout cas, je suis bien d’accord avec David Byrne et je serais tenté de vous allonger la liste de ces chanteurs que l’on croise dans les salons de l’auberge en question. Salons qui communiquent bien évidemment entre eux parce que cet endroit n’est pas subdivisé en appartements hermétiques. Et c’est là qu’il faut en revenir : arrêter de transformer les musiques du monde en une série de clubs privés, jalousement fermés aux autres. Il est temps d’abattre les cloisons, d’ouvrir caves et greniers, de libérer les cages d’escalier. Parce que les séparations restent de mise. Trop souvent les folkeux restent entre eux, trop souvent les worldeux les méprisent. On ne se mélange pas, on se snobe. Par ici les musiques européennes et nord-américaines, par là l’Afrique, l’Amérique du Sud et quelques musiques de l’Est. Ne venez pas nous emmerder avec votre musique latino, vos rumbas africaines, vos percussions exotiques. N’approchez pas avec vos violons, cornemuses et autres accordéons. Curieux quand même de mettre le forro brésilien sur scène mais de mépriser l’accordéon basque – et vice versa… Et comment il est arrivé chez les uns et les autres ce piano du pauvre ? Tout seul, par l’opération du Saint-Esprit, grâce à un producteur de génie ou par les mouvements de population et les marées de l’histoire ? Mouvements et marées qui expliquent tant de musiques dites du monde, tant de naissances de styles qui nous titillent, tant d’éclats musicaux d’une profondeur humaine invraisemblable. Et pourtant les musiques européennes sont souvent bannies de la catégorie musiques du monde. Et pourtant les musiques extra-européennes sont souvent oubliées par les aficionados du folk. Pas toujours heureusement… mais les barrières sont encore là en maints endroits. On dit ne pas aimer l’appellation musiques du monde mais on n’aime pas non plus le folk ou ce qu’on appelle comme ça sans trop savoir, puis on a peur du mot tradition, et, in fine, on programme des musiques parfois excellentes qu’on n’est pas très à même d’expliquer puisqu’on s’embrouille dans des portes à fermer et d’autres à ouvrir. On invente d’autres mots, d’autres catégories, on se replie derrière ses propres barrières en disant que ce sont les autres qui en mettent. Les musiques du monde n’existent plus, le folk est mort, les traditions sont figées, dépassées, il faut regarder le monde dans ce qu’il a de moderne, de partagé, de global… On s’enfonce dans toutes sortes de justifications plutôt que de prendre le risque de mettre toutes les expressions du monde sur le même pied. Certains le font heureusement et l’on peut entendre un uillean pipes irlandais succédant à un kamanche iranien, un accordéon italien, un saz turc ou un oud syrien, dans le même cycle de concerts. Mais beaucoup ne conçoivent pas cette mixité, elle leur paraît incongrue, contre nature.

Alors, à force d’imposer des définitions étriquées de ce qu’est la world music, ou de ce qu’elle n’est plus mais en l’étant quand même encore ici ou là, on crée autant de chapelles dont se méfient ceux qui ne comprennent plus. J’ai l’impression de croiser de plus en plus de membres du public et d’opérateurs culturels qui s’éloignent de la chose parce qu’elle n’est pas claire. Quelle est cette musique qu’on nous propose, qu’est-ce qu’elle représente, à quoi pouvons-nous la rattacher, comment la présenter, comment l’aborder ? De temps Antan, Un trio québécois qui tournait, il y a peu, pour les Jeunesses Musicales fut présenté comme faisant une musique country, folk et blues ! Folk sans aucun doute vu l’énorme mouvement de renouveau des traditions du Québec depuis quarante ans. Country ou blues ? Jamais, aucunement. Pourquoi ne pas dire que ce trio joue de la musique traditionnelle québécoise, ou, pour ceux qui ont peur du mot tradition, de la musique québécoise ? « Concert de musique du monde : ce soir musique québécoise ». Ce n’est pas compliqué quand même. Tu comprends-tu ça, tabernac’ ? Et bien non, on chipote, on tourne autour, on complique et, en fait, on ne connaît pas correctement !!! Quand on annonce au public un cycle de concerts « musiques du monde », il comprend qu’il découvrira des musiques émanant de diverses populations du globe. Tout est alors possible, sans frontières de genres, de cultures ou de modes. On ne viendra pas vous dire qu’un groupe irlandais était trop folk ou que les violons et guitares manouches étaient trop jazz… parce que, comme prévu, on aura découvert deux expressions musicales du monde.

Revival mondial ?

A ce propos, le folk, c’était quoi ? Un vaste mouvement de redécouverte de répertoires, d’instruments, de façon de jouer et de pratiquer qui s’est étendu des Etats-Unis aux îles anglo-saxonnes puis à de nombreux pays européens. Des musiques allaient disparaître parce que les conditions de vie et de pérennité des traditions avaient elles-mêmes disparu (industrialisation, mécanisation, exode urbain…). On reprend, on réinvente, on transforme, on prolonge, on donne une autre dimension, une nouvelle vie, un autre sens… à des musiques qui, du coup, ne disparaissent pas complètement de la surface de la terre. Elles perdurent parfois très transformées, parfois en évolution constante mais en relation adéquate avec plusieurs générations. Il me semble de plus en plus évident que tout ce qui se passe dans le monde des musiques dites du monde est du même tonneau. Une sorte de revival mondial. Partout, depuis parfois très longtemps, les générations nouvelles s’emparent du bagage reçu, l’ouvrent, se débarrassent de certains éléments, en ajoutent d’autres et finissent par créer une expression qui leur est propre et qui exprime cette évolution. Prenez n’importe quelle expression de n’importe quel peuple, essayez de remonter ne fut-ce que très légèrement dans le temps, elle a parfois connu un recul, puis un renouveau, elle a souvent rencontré une volonté de prise en main par une nouvelle génération qui désirait s’y essayer autrement. Elle s’est divisée en plusieurs styles, multipliée au gré des rencontres et des échanges. Elle a perdu certaines fonctions pour en trouver d’autres. Elle s’est parfois repliée sur elle-même au risque de devenir une sorte de folklore de scène ou de musée. Elle a parfois répondu aux sirènes du marché, allant jusqu’à se travestir dans l’espoir de se vendre – l’auberge n’exclut pas les putes. Chaque culture a vu ses expressions musicales propres se transformer d’une manière ou d’une autre. Certaines traditions existent encore en maints endroits, parfois à peine changées, mais ce n’est que rarement celles-là que nous invitons sur nos scènes. Et pour cause, elles n’y ont guère leur place. Celles dont nous parlons et que nous voyons en nos festivals et maisons de la culture ont développé une autre dimension, elles ont en général atteint le statut de musique de spectacle ou d’expression artistique qui est tout autre chose que la dimension musicale d’une pratique sociale liée à une communauté et dépourvue d’une part de son sens en dehors de celle-ci.

Toutes les musiques du monde sont plus ou moins passées par une sorte de revival qui, s’il n’eut pas la dimension d’un mouvement comme le folk américain et européen, n’en fut pas moins une prise de conscience locale déterminante. Savez-vous que le chant de gorge des Inuit du Canada était en voie de disparition au milieu du XXe siècle. Il fallut le travail d’un prêtre (comme quoi ils n’ont pas laissé que des traces de scandales) et de femmes déterminées pour lui donner un nouvel élan.

Tanya Tagaq photo DR

Puis on vit venir des chanteuses inventives comme Tanya Tagaq pour dynamiter la chose et lui donner une autre dimension. Savez-vous que le joik des Sames de Laponie s’est doucement mélangé aux guitares, aux synthé et à d’excellentes explorations jazzy (avec une fois de plus feu Nils-Aslak Valkeapää) bien avant qu’on nous parle de world music. Je ne vous parle que du Nord ? Faites donc l’exercice pour le Sud. Le Chili et la nueva cancion, le Brésil et la multitude de genres qui se sont succédé, extrêmement différents d’une région à l’autre. Voyez le Nordeste, son forro, son mange beat et avant cela les prémices dans des œuvres comme celle de Luiz Gonzaga… Et ainsi de suite.

Partout, toujours. Alors pourquoi fermer les portes. Les musiques du monde sont les musiques de toutes les populations du monde dans toutes leurs conjugaisons possibles depuis les traditions ancestrales jusqu’aux expressions les plus actuelles. Sans plus, mais c’est énorme.

Il n’y a aucune raison d’établir des hiérarchies ou des échelles de valeur entre les différentes musiques des peuples de la terre. Une chanson est une chanson, partout dans le monde elle est outil d’expression. Mais partout dans le monde elle est différente d’un peuple à l’autre, d’une communauté à l’autre.

Prenons un dernier exemple étonnant de différence dans la ressemblance, ou de ressemblance dans la différence : une ballade anglaise raconte la même fable qu’un petit conte raconté au Mali.

Martin Carthy Chante John Barleycorn

John Blunt (chanson anglaise, chantée notamment par Martin Carthy) : John Blunt et sa femme vendent de la bière et aiment en boire eux-mêmes. Ils se mettent au lit puis se rendent compte qu’ils n’ont pas fermé la porte. Commence alors entre eux un jeu curieux : le premier qui parlera devra se lever et descendre fermer la porte. Dans le silence observé, ils entendent des voyageurs qui entrent et se servent copieusement dans le cellier, buvant tout leur saoul. Le couple se tait et continue de se taire en entendant les hommes manger tout ce qu’ils peuvent puis monter les escaliers et fracturer la porte de la chambre. Mais lorsqu’ils s’emparent de la femme et la couchent sur le sol, John Blunt ne tient plus et leur dit « vous avez bu ma bière, mangé ma nourriture et maintenant vous allongez me femme sur le sol… » Et celle-ci de répondre « tu as parlé, tu descends fermer la porte ».

Jeff Gilett interprète : John Blunt

Au Mali, l’histoire est celle d’un couple dont la femme a confectionné d’excellents gâteaux de riz. Les deux s’empiffrent mais au bout d’un moment il ne reste qu’un seul gâteau et la dispute s’installe pour savoir qui le mangera. Commence alors entre eux le même jeu que chez les Blunt. On décide de se taire et celui qui parlera le premier aura perdu et devra céder la dernière part à son conjoint. Bouches cousues, ils attendent. Des voyageurs entrent et commencent à se servir en objets divers dans la maison ; le couple se tait. Puis un des intrus s’empare de la femme pour l’emmener. Celle-ci se met à crier et demande à son mari d’intervenir. Le mari répond « tu as perdu » et mange le gâteau.

Même type de scénario avec une finale dont je vous laisse juge puisqu’on pourrait en déduire des analyses sur les relations entre hommes et femmes. L’essentiel étant de se dire qu’il n’est jamais stupide de comparer l’incomparable. Un chanteur anglais pourrait être programmé le même jour qu’un chanteur malien… Ce serait juste et logique. Certains le font avec plaisir, d’autres renâclent. Au risque de rater l’essentiel : la lutte pour la diversité culturelle aussi importante que celle pour la biodiversité comme le disait déjà Pete Seeger en 1972.

Il n’est pas nécessaire d’être biologiste pour défendre la biodiversité, il n’est pas nécessaire d’être ethnomusicologue pour défendre les musiques du monde. Il suffit d’être attentif, à l’écoute, et de regarder où l’on met les pieds, où l’on met les oreilles. Il suffit d’appeler un chat un chat.

  Un chat c'est un chat ! Photo Vicky Michaud