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Des mondes de musiques

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Plaidoyer pour la danse

Yvon Guilcher et Pierre Corbefin (3ème partie/Fin)

(3ème partie/Fin)

Prolongeant leur réflexion, Yvon et Pierre constatent qu’aujourd’hui deux attitudes se côtoient et s’opposent. L’une, qui relève du choix de la facilité, tant chez les musiciens qui, désinvoltes, cèdent à l’accélération généralisée, que chez les danseurs, lesquels, répugnant à tout approfondissement, folâtrent d’un répertoire à un autre. L’autre, qui s’appuie sur une conviction et réagit en conséquence : la danse traditionnelle est une discipline artistique à part entière, laquelle exige une approche respectueuse et de vrais apprentissages. Si la première attitude l’emporte, autrement dit si les danseurs ne relèvent pas le défi de la qualité, alors le nivellement par le bas qui déjà menace condamnera la danse traditionnelle à disparaître une deuxième fois. Au terme de leur échange, Yvon Guilcher et Pierre Corbefin souhaitent qu’un large débat s’ouvre, tant sur les sujets qu’ils ont abordés que sur les solutions qui s’imposent.

Photo d'ouverture : Mélusine : Yvon Guilcher, Jacques Mayou, Jean-François Dutertre, Jean-Lou Baly. DR

Y a t’il un remède à cette dégradation de la danse ?

Pierre. Pour faire évoluer la situation actuelle, il faut poser le problème de l’apprentissage autrement. Ne plus considérer la danse comme un objet, mais comme une discipline à part entière. Avec l’ambition, via ses répertoires, d’apprendre véritablement à danser. Pour ce faire, il me paraît indispensable de généraliser des formations qui prennent en compte les deux aspects que j’évoquais tout à l’heure : l’éducation du corps et celle du mouvement. Il en existe ici et là mais, à ma connaissance et sauf exception, elles restent trop isolées et trop démunies des moyens qui lui sont nécessaires. Et en particulier l’accès à des documents d’enquêtes exploitables.

Yvon. La danse traditionnelle, c’est trois choses à la fois : d’abord une relation à une mélodie ; ensuite une relation à des personnes ; enfin ces deux relations s’incarnent dans le corps, qui les mélange et les traduit en danse. Eduquer les gens à ces trois aspects de la danse, c’est possible, il n’y faut qu’une pédagogie appropriée, qui tienne compte de tout cela. Encore faut-il qu’une telle offre rencontre une demande. Et cette demande elle-même doit être éduquée. Il faut communiquer l’envie de bien danser. Et une tendance de notre société, c’est de décréter la qualité élitiste. Ce qui revient à disqualifier la culture au profit de l’entertainment. Un petit jeune, rencontré dans un bal, estimait que bien danser, c’est tomber dans la danse « prout-prout ». Alors je l’ai regardé danser, ce petit jeune, et j’ai tout de suite compris que le contraire de la danse « prout-prout », c’était la danse caca.

Enquête dans les landes - 1965 - photo DR

Vous avez pourtant les moyens d’agir. Votre compétence est reconnue. Vous êtes très demandés tous les deux en tant qu’instructeurs ?

Yvon. Oui, mais notre saint patron s’appelle Sisyphe. D’un côté on essaie d’éduquer ; de l’autre on perd du temps à argumenter contre des idées sommaires. La différence entre l’ignorance d’aujourd’hui et celle du folk des années 1970, c’est que le folk était désireux d’apprendre. Il était plus curieux, donc plus ouvert.

Pierre. Nous sommes désormais très peu nombreux à appartenir à cette génération qui a eu accès aux sources. Et nous ne devons pas perdre de vue que la majorité de ceux à qui nous nous adressons n’est pas responsable de ses ignorances. C’est le refus de sortir de l’ignorance qui fait problème. D’autant que cette ignorance s’étend jusqu’à la sphère des décideurs. Certaine dame, mandatée par un ministère et que nous sollicitions pour une aide, nous disait, au début des années 1990 (je cite de mémoire) : « La danse traditionnelle ? Très bien. Mais prouvez-moi qu’elle existe ! ».

Yvon. Elle, en tout cas, nous prouve l’existence du négationnisme. On a envie de lui répondre : « Prouvez-moi l’existence des aurores boréales ! ». Il est clair que son ignorance convient mieux à cette dame. Elle la dérange moins.

Vous avez fait allusion aux musiciens qui jouent actuellement dans les bals. Estimez-vous qu’ils ont une responsabilité dans la dégradation de la danse ?

Yvon. Certainement. Ce n’est pas leur technique qui est en cause : beaucoup dominent parfaitement leur instrument, certains sont même des virtuoses. Mais tous ne perçoivent pas les exigences de la danse. Or un ménétrier a des comptes à rendre à la danse.

Pierre. Certains musiciens trahissent la danse de plusieurs façons. Il y a d’abord les tempi frénétiques, qui rendent impossible toute interprétation correcte de la danse proposée. On nous vante des rondeaux « endiablés », des gavottes « échevelées », des bourrées « effrénées », etc. De tels adjectifs me soulèvent l’estomac, tant par leur côté éculé que par leur inanité. Ils trahissent la soumission complaisante à une mode, c’est-à-dire à un modèle dominant, imposé de l’extérieur, et radicalement – j’ai envie de dire tragiquement – inadapté aux répertoires traditionnels.

Yvon. L’accélération des tempi ne convient qu'à des gens qui ne savent pas danser. Ils s’éclatent et transpirent, « prennent leur pied » sans « « se prendre la tête » et sont heureux d’être là. Ceux qui savent danser, on les repère tout de suite : ils sont à la buvette, et bientôt ils ne sont plus là du tout. C’est grave, une pratique qui élimine son savoir-faire, du fait qu’elle exclut les bons danseurs. Le tempo, c’est le temps donné à la danse. Il faut pouvoir s’installer dans un mouvement, dans une mélodie, dans une relation à l’autre. Attendre le plaisir sans le devancer, c’est le découvrir plus grand, plus fort, plus complet. Il faut savoir intérioriser la danse. Cela dit, soyons justes : il y a aussi des ménétriers attentifs à laisser respirer la danse.

Et à part les tempi ?

Yvon. On pourrait évoquer le martèlement de la pulsation, éventuellement accentuée par une percussion qui hache la mélodie en tronçons courts, clouant au sol les pieds des danseurs. Mais surtout il y a l’abandon des airs à danser traditionnels parfaitement adaptés, remplacés par les sacro-saintes « compos » revivalistes, ignorantes d’une danse qu’elles ne rencontreront jamais. Sans parler des vaines et ennuyeuses impros qui n’apportent rien à personne. A l’heureux mariage musique-mouvement qui caractérisait la danse en milieu populaire, on a substitué la scène de ménage qui conduit au divorce. A l’heure actuelle, ce divorce est trop souvent consommé. Sans aucun droit de visite pour les danseurs.

Pierre. J’adhère à ces critiques envers des compositions qui extravaguent et abandonnent les danseurs sur le sable. Désemparés. Frustrés de n’avoir pas disposé des repères dont ils avaient besoin. Et qui, parce que ce sont de braves personnes, applaudissent quand même à la fin du morceau. Heureusement, il y a en parallèle tout un courant de musiciens qui sont « irréprochables ». Des musiciens qui invitent tant à la danse qu’à l’écoute. Qui, à l’évidence, se sont interrogés sur la nature et les exigences des danses qu’ils proposent. Des musiciens soucieux de l’intérêt général.

Photo : Véronique Chochon

 

Un mot de conclusion ?

Pierre. Pour conclure, j'ai envie de m'appuyer sur les impressions que j'ai rapportées du Grand Bal de l’Europe de Saint-Gervais d’Auvergne, auquel j'ai participé ces trois dernières années avec mon compère Philippe Marsac. Que ses organisateurs ne voient-là aucune malveillance à leur égard. Mais ici la physionomie générale de la pratique de la danse traditionnelle, à ce moment-ci de son histoire, est particulièrement nette, tant dans ses traits positifs que dans ses travers. Et j’y retrouve, très lisible et même poussé à l’extrême, ce que j’ai pu observer en de multiples endroits ces dernières décennies, à la faveur des stages, des bals et des grands rassemblements auxquels j’ai eu le plaisir d’être invité.

A Saint-Gervais (et cette impression vaut aussi pour d’autres manifestations du même type, Gennetines, Vialfré en Italie, Marsinne en Belgique, etc.), j’ai aimé me fondre dans ces cohues fraternelles. Et cosmopolites. Il y a là un formidable potentiel d'humanité. A Saint-Gervais, j’ai vu des rondes menées à la voix par des formateurs/trices, et reprises de même par des danseurs heureux de ce mariage ô combien voluptueux entre élan gestuel et élan vocal. J'y ai entendu des musiciens avant tout soucieux de se mettre au service de la danse et des danseurs. J'y ai aperçu ici et là des danseuses et des danseurs qui non seulement savaient danser mais qui en outre donnaient à voir la personnalité gestuelle de la danse qu'ils interprétaient. Sa dégaine d’origine. Son accent. J’y ai croisé des formateurs très au fait de ce qu’ils transmettaient. J’y ai « badé » d’un atelier à l’autre, découvrant cette profusion de répertoires souhaitée par les organisateurs. Mais ce que j’ai moins aimé, c’est ce que révèle et favorise ladite profusion. Car elle n’est pas seulement un hommage à la diversité. Elle contribue aussi à uniformiser les pratiques, à amplifier ce nivellement par le bas dont nous avons parlé plus haut. C’est certainement très gratifiant, en termes de consommation. Mais, j’ose le dire, un nombre très important de danseurs aborde ces répertoires avec un bagage technique insuffisant. Bagage technique qu'il leur est difficile d'améliorer dans des ateliers aux effectifs pléthoriques où les conditions de la transmission – j'en ai fait l'expérience en temps que stagiaire – sont d'une qualité très médiocre. Ces critiques ne s’exercent pas uniquement à l’endroit des grands rassemblements de l’été, il va de soi. Elles visent plus largement une situation qui, répétons-le, se généralise. Situation qui met en évidence la tendance actuelle à apprendre des danses sans avoir appris à danser, à vouloir accéder au plaisir, immédiatement et sans effort préalable. Et à courir d’un plaisir à l’autre. Un forfait illimité chez le pâtissier, en quelque sorte. Je me répète, mais consommer, c’est passer à côté. C’est rester dans l’expéditif, le bâclé. Cela ne fonctionne pas. A plus forte raison avec une discipline artistique qui nécessite un apprentissage au sens fort. Qui exige du temps, des formations structurées, des maîtres, de la rigueur, voire de la souffrance. Ce qui d’ailleurs n’exclut pas la notion de plaisir. Au contraire. Il sera d’autant plus intense, à terme, que l’apprentissage aura été exigent et l’élève humble et tenace. Il existe, je le sais, des lieux, en France et ailleurs, où de telles formations sont proposées et suivies avec succès. Je pense, par exemple, au travail des Brayauds, dans le Puy de Dôme. Mais la grande majorité des danseurs qu’on croise dans les manifestations estivales semble soit ignorer soit mépriser cette nécessité première : la formation du danseur. Et ce qui n’est pas davantage rassurant, c’est de côtoyer certains formateurs qui donnent l’impression de ne pas vraiment maîtriser la double mission qui est la leur : savoir danser et savoir transmettre. Si cette tendance venait à triompher, alors le revival sera passé, en quarante ans, de la petite enfance à la désagrégation. Sans avoir, comme le souligne Yvon, connu la maturité, la maîtrise et l’affirmation d’une esthétique puisant aux innombrables ressources des répertoires traditionnels.

 

Yvon. Pierre a raison. La danse revivaliste est un fruit tombé de son arbre avant d’avoir été mûr. Ses jardiniers ont laissé la place à des maraudeurs qui fournissent le marché en prunes vertes rebaptisées Reine-Claude. Et quiconque a connu le goût de la Reine-Claude et le regrette se voit taxer de passéisme et d’élitisme. Au point que bien danser est désormais subversif. Ce qui invite à se pencher sur le discours convenu dont le revivalisme cherche à justifier sa pratique : le mot tradition ne veut rien dire en soi, chacun lui donne le contenu qui lui convient. Il suffit de savoir de quoi on parle. Ce qui compte, au-delà des mots, c’est les choses. Ce que Pierre et moi entendons par tradition, c’est une réalité concrète. Disparue mais concrète. Et ce que certains mettent à la place est plus idéologique. On remplace volontiers le concret par du verbeux. Pour se justifier de bafouer à la fois la danse traditionnelle, ses musiques et leur union, on se fabrique une liturgie un peu floue, complaisamment psalmodiée : on nous explique que la « tradition » par définition, ça évolue – simplisme inexact sous cette formulation terroriste – et ce qui se fait en bal aujourd’hui serait le visage évolutif de la tradition. Ce qui revient à dire que le moteur de l’évolution traditionnelle, c’est l’ignorance de la tradition. D’autres ajoutent que faire n’importe quoi n’importe comment sur n’importe quelle compo serait plus convivial et moins intello. Quel mépris de la danse traditionnelle ! Quel mépris des cultures populaires ! Et comme il est commode de disqualifier ce qu’on ne sait pas faire, dénonçant des « puristes frileux », « nostalgiques du musée », dont on s’étonnerait presque qu’ils puissent danser au présent. C’est pourtant ce qu’ils font. C’est toujours au présent qu’on danse. Bien ou mal. Le vrai problème est ailleurs : les raisins sont trop verts à qui ne peut les atteindre. Mais comme l’a dit Pierre, le revivalisme, heureusement, est composite. Il inclut des esprits curieux. Intelligents et critiques. Ceux-là sont insensibles à la sonorité des mots creux, qui nous font prendre des vessies pour des lanternes. Raison pour laquelle, sans doute, on les entend moins que les autres.

Des propositions constructives ?

Pierre. Les comportements générés par la société marchande sont une force dévastatrice qui réduit tout objet culturel à l’état de produit, facilement consommable, rapidement jetable. Vouloir réintroduire des pratiques élaborées dans et par une société qui fonctionnait à l’inverse de celle-ci, est certainement une gageure. Vouloir que ces pratiques retrouvent dans ce cadre « barbare » les traits de caractère qui en constituaient l’intérêt, au plan esthétique en particulier, est très probablement une utopie. Autant de raisons qui sont un encouragement à continuer. Et à réagir. Il faut militer pour une approche différente. Comment, concrètement ? Entre autres, en introduisant partout où c’est possible des temps de formations qui suscitent une prise de conscience : on peut danser beaucoup mieux qu’on ne le fait en ce moment. A condition d’y mettre le prix. A condition, par exemple, que les organisateurs de ces grands rassemblements veuillent bien introduire dans leurs programmes d’autres thématiques que celles consacrées aux seuls répertoires. Des thématiques vouées à la formation de base du danseur et qui s’attaquent aux problèmes un par un et dans le bon ordre. A commencer par le premier d’entre eux, auxquels tous les autres sont assujettis : la connaissance et la maîtrise du « corps dansant ». Mais, plus largement, il faut refonder et remettre en route une vraie politique de développement de la danse traditionnelle. Une politique qui évaluera les besoins les plus urgents et saura y répondre. Un de premiers d’entre eux étant, à mon avis, de réaliser des outils montrant des documents d’enquête. Car, soyons justes, on ne peut pas trop reprocher à des danseurs une ignorance dont ils ne sont pas entièrement responsables. Dans la mesure où ils n’ont jamais pu confronter leur pratique à des images de référence. Des initiatives de ce type ont été prises ici et là. Je pense en particulier au travail réalisé par Christiane Mousquès à partir de collectages effectués en Béarn, vallée d’Ossau comprise (1). Il faut soutenir ces initiatives et en généraliser le principe. Et là, j’interroge très directement la F.A.M.D.T. (Fédération des Associations de Musiques et Danses Traditionnelles). Dans les années 1990, cette structure a mis en chantier un Projet de Développement de la Danse Traditionnelle. Dans le cadre de nos responsabilités au Conservatoire Occitan, Bénédicte Bonnemason et moi-même y étions fortement impliqués. Le projet était dès le départ très soutenu par le Ministère de la Culture (Direction de la musique et de la danse). Il a capoté au moment où allait être mise en route la réalisation d’outils pédagogiques qui, pays de danse par pays de danse, allaient donner à voir des extraits de collectages. Quelle est la position de la F.A.M.D.T. et de sa commission-danse, si elle existe encore, quant à ce projet, à son abandon et à sa possible et, à mon avis, indispensable reprise ? Je propose très concrètement que cet ouvrage-là soit remis sur le métier.

Yvon. Il m’est difficile de faire des propositions, vu que j’ai décliné celles qu’on m’a faites à moi-même (devenir responsable officiel de la danse traditionnelle en France, faire du spectacle, décerner des diplômes en danse traditionnelle, enseigner à Gennetines). Tout cela est flatteur, c’est comme autant de tapis rouge qu’on déroule sous vos pieds, mais il faut savoir dire non, si ça contredit vos convictions. Si sympathiques que soient les gens. Conclusion : j’en reste à mon offre d’instructeur : du temps, du travail, des étapes pour accéder au bien danser et une information ethnographique incluant la critique de mon enseignement lui-même. Cette offre s’adresse à tous, elle n’a rien d’élitiste. Mais elle mobilise moins. Pour cela il faudrait qu’elle soit comprise. Je suis conscient qu’elle n’est guère compatible avec les vecteurs de la publicité – qui conduisent à la notoriété. Mais je n’en veux pas d’autre. Alors je sais qu’on va me taxer d’intransigeance. A juste titre. Il me semble qu’on transige trop, en général.

 

(1)« Corrent en davant ». Deux D.V.D et un livret. Ed. Menestrèrs Gascons. Pau. 2016.