Aller au contenu
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies notamment pour réaliser des statistiques de visites afin d’optimiser la fonctionnalité du site.
Des mondes de musiques

 En lisant avec gourmandise les articles de 5planètes.com, vous pouvez écouter Canal Breizh, en cliquant sur le logo.

 

 

 

 

 

 

 

Quand la « variété » salope l’histoire.

Etienne Bours

De toutes les musiques, celle que l’on désigne sous le vocable « variété » est bien celle qui manque le plus de… variété !

Ils font tous la même soupe insipide, le même genre de rengaine gnangnan tout en prenant des airs d’artistes inspirés. Mais le pire surgit quand, en plus, ils se permettent de détourner des airs populaires chargés d’histoire pour en faire un ingrédient facile de leur potage en boîte. Le procédé n’est pas nouveau. Il suffit de se rappeler la glorieuse époque yé-yé. Claude François, pour n’en citer qu’un, avait assassiné le titre If I had a hammer écrit par Lee Hays et Pete Seeger, réussissant à transformer une chanson engagée en une scie parfaitement stupide.

On pouvait pourtant, comme l’ont démontré d’autres chanteurs, respecter un air populaire en l’adaptant sans nécessairement procéder à une trahison en profondeur. Joe Dassin, par exemple, avait repris l’air de la chanson irlandaise Carrickfergus pour en faire « Mon village au bout du monde », chanson qui respectait cette idée d’exil, d’éloignement, profondément ancrée dans la ballade irlandaise.

On pourrait s’amuser longtemps à explorer cette époque où les airs américains surtout semblaient combler le manque d’imagination des Français. Mais ce n’est guère le propos sinon que ce rappel me permet de comparer avec une horreur plus récente à laquelle, après réflexion, je ne résiste pas de consacrer ces quelques lignes.

Tout simplement parce que j’ai une fois de plus entendu Bella ciao littéralement bêlé par une poignée de guignols qui se prétendent chanteurs et qui cartonnent sur les antennes de différentes radios et chaînes de télévision. Je n’ai même pas envie de les citer ; de toute façon on ne voit qu’eux dès qu’on ouvre certaines fréquences ou certains postes. Par contre j’ai bien envie de leur dire ce que j’en pense – et ils s’en foutent, ils empochent des droits volés à l’histoire, et quelle histoire.

 Certes, je suis en retard sur cette cause et je salue le magazine Marianne qui a consacré, le 25 avril 2018, un article à ce « braquage de l’histoire » comme ils l’écrivent eux-mêmes. Cet article écrit par Anna Breteau et Pierre Garrigues est lisible sur le net et vous donnera un historique intéressant de cette chanson détournée. L’avantage, si vous consultez cet article en ligne, est que vous pourrez voir et entendre une série de versions auxquelles je vous aurais volontiers conviés moi aussi : celle de Giovanna Daffini, celle d’Yves Montand, celle des Ramoneurs de Menhirs, pour n’en citer que trois…

 

 

La première chose à faire était de rendre justice à Marianne et de ne point faire double emploi. Mais il m’a semblé nécessaire d’aller un peu plus loin. Tant l’histoire de Bella ciao et de sa symbolique est complexe et mérite qu’on s’y arrête avant de l’entonner bêtement parce que ça fait joli. (article Marianne CLIC )Très bref historique déjà évoqué par nos confrères.

Au point de départ, cette chanson faisait partie du répertoire des mondines. Tant qu’à faire de la pub pour les autres, permettez que j’en fasse aussi pour moi. Dans mon Dictionnaire thématique des musiques du monde (Fayard, 2002), je donnais cette définition au mot Mondine :

Chanteuses, chants de travail (Italie)".

En Italie, dans la plaine du Pô, on appelle monda l’arrachage des mauvaises herbes dans les rizières. Ce travail était traditionnellement celui des femmes (les mondines), une partie de la main d’œuvre venant chaque année des régions voisines pour effectuer ce travail saisonnier. Une particularité de ce travail et de celui du repiquage du riz était d’être accompagné de chants en polyphonies (Roberto Leydi parle plus volontiers de polyvocalité pour cette tradition «fondée sur l’intervalle de tierce»). Les femmes chantaient à deux ou trois voix, la deuxième entrant une tierce en dessous de la première (les deux montent alors chacune d’une tierce) et la troisième chantant une tierce au-dessus de la première ou encore en dessous pour faire la basse. Beaucoup de ces chants parlaient des conditions de travail très dures. Parfois ils abordaient les revendications sociales, notamment sur la durée du temps de travail. Il arrivait également, souvent, que les chanteuses chantent des chansons anciennes (ballata) ou modernes. Autour de cette pratique de chants de travail existe une tradition de chants de femmes de la Plaine du Pô (chants paysans et ballades). Le travail dans les rizières ayant été transformé par l’utilisation des désherbants, le répertoire s’est progressivement perdu. Mais beaucoup de femmes de cette région ont continué de chanter en dehors de cette fonctionnalité première, pour simplement sauvegarder ce répertoire. (Discographie : Femmes de la Plaine du Pô (Auvidis Ethnic B6846) ».

Bella ciao était un des titres de ce répertoire. Il ne fut donc pas oublié et servit de base à une nouvelle version pendant la Seconde Guerre Mondiale, devenant un chant des partisans, un hymne antifasciste. Il suffisait, comme c’est souvent le cas dans la chanson populaire de souche traditionnelle, de conserver l’air et de changer quelques paroles. De sorte que cette chanson entra dans le répertoire historique italien pour la seconde fois chargé d’un symbolisme toujours essentiel puisque s’imposant définitivement comme chant de lutte. Comment le faire comprendre ? C’est très simple : en racontant une des importantes péripéties historiques de l’histoire de la chanson en Italie.

En 1964, le festival dei Due Mondi à Spoleto a été marqué par un événement qui fit scandale. La troupe Nuovo Canzionere Italiano (NCI) y présenta un spectacle de chants sous le titre Bella Ciao. NCI avait été créé deux ans auparavant à Milan. Diverses personnalités essentielles dans l’histoire de la chanson traditionnelle italienne en furent artisans et membres à divers moments. Parmi les fondateurs, citons Roberto Leydi (1928-2003) ethnomusicologue, collecteur, historien… dont le travail fut énorme. Parmi les chanteurs et chanteuses, citons Sandra Mantovani, Giovanna Marini, Giovanna Daffini, Ivan Della Mea, Silvia Malagugini… Ils furent bien sûr plus nombreux encore. Au départ, le groupe est financé par Giovanni Pirelli, fils du fabricant de pneus passé à gauche de l’échiquier politique.

Le spectacle présenté au festival des deux mondes propose donc des chansons collectées récemment à travers l’Italie et centrées sur les luttes des petites gens ; de ceux, qui, précisément, chantent leur histoire. Parmi ces chants figurait évidemment Bella ciao qui ne se contentait pas de donner son titre au spectacle. La salle était pleine d’un public plutôt bourgeois, huppé, manifestement pas très porté sur les chansons de la vie paysanne et prolétaire, répertoire vulgaire et sans intérêt pour eux. Ce fut pour certains des spectateurs une provocation insupportable. Dans l’une des chansons faisant référence à la guerre, les officiers en prenaient pour leur grade. On raconte que lorsqu’elle entendit une strophe disant « nous ne voulons plus mourir dans des étables », une dame en fourrure se leva indignée et cria : « je possède 330 paysans et l’un d’entre eux dort dans une étable » - là-dessus, le chanteur Giorgio Bocca lui répondit quelque chose du genre: « sortez d’ici vieille carne ». S’ensuivirent de nombreuses bagarres, polémiques, procès, menaces d’attaques à la bombe par des groupes d’extrême droite… Tumulte général en Italie. Le mouvement folk italien débutait avec fracas et ces chansons devaient conserver ce parfum fort de lutte et de résistance qui n’échappera pas à Dario Fo bien évidemment. Bella ciao et les autres chansons du cru ne se laisseraient pas apprivoiser par n’importe qui.

On peut voir sur Youtube un extrait assez long de ce spectacle de 1964.

Cinquante ans plus tard, l’accordéoniste Riccardo Tesi (Interview de Riccardo Tesi : CLIC )rassemble autour de lui les musiciens Andreino Salvadori, Gigi Biolcati, Alessio Lega et les chanteuses Elena Ledda, Lucilla Galeazzi et Ginevra di Marco. Ils reprennent, sous le même titre Bella Ciao, le spectacle de 1964, lui concoctent de nouveaux arrangements et prennent la route avec une poignée de chansons immortelles dans leurs luttes ancestrales jamais complètement gagnées. Tesi et sa bande rendent hommage aux événements de 1964, ils soulignent la valeur de ces chansons. Ils démontrent que le mouvement folk italien n’est pas mort et qu’ils sont nombreux encore, chanteurs(ses) et musiciens à l’avoir compris et à être capables d’interpréter d’anciennes chansons sans en trahir le sens historique. Leur magnifique interprétation de ce répertoire est sorti sur le label Buda.

Malheureusement, peu de temps après leur spectacle et leur hommage à cette chanson italienne qui force le respect, des chanteurs et producteurs sans scrupules ont estimé pouvoir disposer de cette chanson à leur guise, faisant fi d’une histoire qui passe bien évidemment très au-dessus de leurs préoccupations quotidiennes liées au nombre de passages en TV ou à la radio. Et le public, on peut le craindre, de prendre cela pour comptant, s’imaginant que Bella Ciao est une petit chanson d’amour niaiseuse puisque c’est de cette façon que cet hymne fut transformé par ces génies du show-biz.

« Il est à propos que le peuple soit guidé et non pas qu'il soit instruit : il n’est pas digne de l’être » écrivait Voltaire. J’ai toujours conservé cette phrase comme une des horreurs de la pensée de Voltaire et de tant d’autres (la plupart de nos chefs d’Etat quoi qu’ils en disent). Mais que dire quand on voit que nos programmateurs, directeurs de chaînes, compositeurs, paroliers, producteurs, chanteurs… préfèrent guider et être guidés plutôt que d’essayer de s’instruire puis de partager les éventuels bienfaits de leurs démarches ?