Flygmaskin: Dérive
Etienne Bours
Il est de ces musiciens qu’on aime même si on le dit peu, même si on écrit rarement sur eux. Mais si on les apprécie c’est qu’ils nous ont surpris plus d’une fois et que, quel que soit le nombre d’années qui passent, ils sont encore capables de nous surprendre.
J’ai toujours eu une sorte d’amitié musicale profonde pour Julien de Borman, accordéoniste diatonique belge qui écume les scènes parallèles depuis belle lurette maintenant. On ne peut oublier son groupe Turdus Philomenos et son espèce de folk délicieusement déjanté. Sébastien Willemyns faisait aussi partie de cette aventure. Ces deux compères ont depuis lors évolué à travers de nombreux projets, louvoyant adroitement entre les étiquettes et les styles de façon à ne jamais se laisser piéger dans un tiroir estampillé une fois pour toutes.
En voici une démonstration flamboyante avec un nouveau groupe et un projet que les fanatiques du classement vont avoir beaucoup de mal à ficher. Tant mieux. D’autant que l’accordéon diatonique nous prend une fois de plus par surprise. Décidément ce diable d’instrument est capable de tout. A condition d’être dans les mains d’un musicien lui-même capable d’audace et d’idées novatrices. Si de Borman joue cette boîte du diable, Willemyns est ici aux claviers et au violon. Et déjà j’ai envie de m’arrêter sur les claviers en question. On entend ici, entre autres, un Fender Rhodes : un son qui doit titiller pas mal de vieux schnocks de mon âge. Nous avons tous des souvenirs, très subjectifs bien entendus, de ce fameux piano électrique ; nous avons tous des réminiscences d’écoutes très diverses auxquelles immanquablement certains passages de ce disque risquent de nous faire penser.
C’est d’autant plus marquant que certains essaient malgré tout de coller une étiquette sur cette musique. Et le mot jazz de venir se glisser dans certains commentaires. Oui, mais non ! C’est bien plus que ça même si… Ah oui j’ai moi aussi des souvenirs du Fender Rhodes de Chick Corea mais aussi, plus encore ici, de celui de Mike Ratledge de Soft Machine ; d’autant que ce que fait Julien avec son accordéon en dialogue avec son comparse claviériste pourrait aussi rappeler les échanges entre Ratledge et le saxophone de Karl Jenkins (Album Six). Mais voilà, nous sommes là dans des comparaisons subjectives qui ne sont pas raison pour autant. Parce que ce piano, il était également bien chaud chez les Doors (Riders on the storm) et puis, plus récemment, sur un excellent disque du chanteur Américain Cass McCombs : Tip of the sphere dont je conseille particulièrement le titre Rounder. Et quoi ? On en oublie de parler de Flygmaskin alors ? Qui signifie Machine volante en suédois ; ce qui pourrait être un signe nous renvoyant vers des influences venues du Nord où les musiciens redoublent d’inventivité depuis des décennies. Nous avons donc un diatonique et d’excellent claviers qui font ce que j’appellerai l’essentiel du boulot : une trame dense, un tissage serré de notes enchevêtrées, de souffles, de basses, d’harmonies, d’étirements sonores… le tout se développant comme un filet dans lequel nous nous laissons volontiers prendre pour une sorte d’envol bien au-delà des ritournelles incessantes du déjà entendu et du prémâché des vendeurs de sons de nos medias. On part d’emblée, pas besoin de s’accrocher, la musique vous prend, vous propose une visite d’univers suggérés, d’envers de décors, loin des coulisses des ronronnements académiques.
On part, on n’a pas vraiment envie de revenir trop vite. D’autant que des cordes - violon, alto et violoncelle - viennent prêter main forte (main douce) aux protagonistes de l’ambiance. La poésie musicale s’installe dans une sorte de minimalisme qui va aussi servir de décor, de mise en scène et d’habillage à une poésie récitée. Pas de slam, pas de rap, mais deux textes écrits et dits par Muriel de Borman (la sœur de Julien si je ne me trompe). Deux textes riches et bien écrits qui sans fioritures inutiles, sans accents grandiloquents, sans effets regrettables viennent contribuer à une œuvre qui sort franchement des sentiers battus. Et qui, je l’ai écrit ci-dessus, pourrait faire penser à ce qu’on a appelé minimalisme ou musique répétitive dont les grands noms qui m’ont marqué étaient Terry Riley, Philip Glass et Steve Reich, rien que ça, et s’il fallait accrocher Flygmaskin à un train existant, fut-il lointain et distant, ce serait peut-être celui-là. Mais là aussi on tombe dans les appréciations subjectives. Qu’il suffise de dire que voici un sacré (un putain) de bon disque qui mérite toute notre attention. Et qui nous attire vers d’autres univers avec des instruments que nous aimons toujours écouter.