Aller au contenu
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies notamment pour réaliser des statistiques de visites afin d’optimiser la fonctionnalité du site.
Des mondes de musiques

 En lisant avec gourmandise les articles de 5planètes.com, vous pouvez écouter Canal Breizh, en cliquant sur le logo.

 

 

 

 

 

 

 

Musiques du monde ?

Un seul disque pour vous montrer de quoi il s’agit

Etienne Bours

Écrire une chronique de disque est un exercice difficile, ingrat et, finalement peu attrayant lorsqu’on a envie d’écrire sur la musique et non sur une seule réalisation. En écrire plusieurs, voire beaucoup, devient alors fastidieux, répétitif et bien souvent rébarbatif. Quand on en a écrit des centaines sur plusieurs années, on a tout simplement l’impression de réutiliser ad libitum le même vocabulaire, les mêmes expressions, les mêmes images.

 

Photo d'ouverture "Marchand/burger" par Richard Dumas.

De plus, l’exercice devient un quitte ou double. C’est-à-dire que lorsqu’on reçoit (ou achète) un nouveau disque, il arrive souvent qu’on l’écoute une ou deux fois et puis qu’il s’en aille rejoindre, à vie, la concurrence environnante de la maison où il va se perdre parmi des centaines (des milliers !) de disques de toutes sortes. Disques qui, tous, méritent qu’on y revienne ; qui, tous, nous attirent, nous appellent et l’on se dit chaque jour « ah oui bon sang il fait que je réécoute ça »… Et puis, de temps en temps, arrive un CD qui prend place dans le lecteur et ne le quitte plus. Ce n’est même pas « double », c’est bien plus. C’est une surprise, une claque bienfaisante, un souffle soudain qui n’est pas nécessairement nouveau mais certainement renouveau. Comme une évidence, comme un lien inespéré entre tous ces autres disques qui dorment sur leurs étagères, non pas qu’ils soient mauvais ou dépassés mais qui, simplement, attendaient ce lien, cette dynamique organique dont ils ont besoin pour renaître à leur tour.

Force est de constater à l’écoute répétée du disque Glück Auf ! de Rodolphe Burger et Erik Marchand que voilà la somme irréprochable d’années, voire de décennies, de musiques populaires comprises et tout-à-fois personnalisées et partagées. Ce n’est pas un hasard si je me décide à écrire sur ce disque des mois après sa sortie. Il m’a fasciné dès la première écoute et puis j’ai pris le temps de m’en enivrer tranquillement. Jusqu’au moment où j’ai réalisé que je pouvais me passer de l’exercice d’une simple chronique parce que ce disque représente bien plus : une synthèse, si pas une définition de ce que sont les musiques du monde. Oui monsieur ! Carrément !

J’ai d’ailleurs eu le temps d’en lire diverses chroniques disant toutes les mêmes choses et je désirais ajouter quelques éléments qui, précisément, ne peuvent qu’étayer mon affirmation du caractère exceptionnel de cette œuvre, car c’est bien d’une œuvre qu’il s’agit – encore que ce genre de mot me semble bien éculé et souvent mal exploité.

Et en quoi donc ce disque serait-il une démonstration parfaite de ce que signifie « Musiques du monde « ou « World music » aujourd’hui, se demande l’amateur pur et dur de musiques traditionnelles ? Depuis les années 80, cette appellation World music est devenue tendance et on l’a plaquée sur mille sortes d’expressions venant des quatre coins des cinq continents. De sorte que la catégorie est devenue un énorme fourre-tout allant du plus traditionnel (voire « ethnique » - si l’on veut bien m’excuser d’oser encore employer ce terme) au plus pop (incluant rock, rap, reggae, électro, techno…) au point de n’être parfois plus que du « son » comme disent les jeunes aujourd’hui qui ne disent plus qu’ils écoutent de la musique, « ils écoutent du son ». De sorte que finalement cette appellation destinée à englober toutes les musiques évoluant à partir des expressions traditionnelles a perdu son sens autant que celui des musiques concernées. Pourtant les musiques traditionnelles, quelles qu’elles soient, n’ont jamais arrêté d’inspirer les nouvelles générations de chaque culture mais également les musiciens inspirés par les multiples expressions de notre monde. A tel point qu’il est possible, sans nécessairement tomber dans les clichés des métissages fabriqués et de l’exotisme de pacotille, d’opérer un alliage subtil entre rock, blues, influences orientales et traditions européennes.

Ce que Burger et Marchand font ici avec une habilité confondante. Mais, et ce mais est essentiel, il faut de suite préciser que leurs deux noms sont bien insuffisants pour signer cet alliage. Nous avons ici six musiciens et chanteurs. Outre les deux protagonistes du projet, on retrouve Mehdi Haddab et son oud. Figure essentielle de la scène française et internationale, Mehdi était déjà présent aux côtés des deux chanteurs lors de leur première rencontre Before Bach il y a 15 ans. Signalons au passage que Mehdi a reçu cette année un prix de l’Académie Charles Cros pour son remarquable disque Nuba Nova avec le regretté Hamdi Benani. Ajoutons qu’il fait partie d’un nouveau trio de Rodolphe Burger avec Sofiane Saidi. Son oud électrique apporte ici une touche orientale tout en se coulant adroitement dans une puissance très rock. Puissance que l’on doit évidemment à la guitare de Burger mais aussi, et pas un peu, à la redoutablement efficace section rythmique de Julien Perraudeau à la basse (et claviers) et Arnaud Dieterlen à la batterie. C’est du vrai, c’est du net, c’est du pur jus et non des percussions synthético-insipides. Ces deux-là donnent à l’ensemble une véritable puissance qui ne se relâche jamais, arrivant même à insuffler une pulsation rock aux morceaux les plus traditionnels.

Enfin, sixième personne présente sur ce disque, et cerise sur le gâteau, la chanteuse et joueuse de gadulka Pauline Willerval ouvre avec dextérité la porte vers l’Est – une porte que Mehdi Haddab l’aide évidemment à ouvrir bien grande dans certaines pièces. Il faut qu’on s’arrête un instant pour parler de Pauline Willerval. Violoncelliste classique, elle a pris le chemin de la Bulgarie et de la Turquie, non seulement avec la gadulka bulgare mais aussi avec sa voix qui, de projet en projet, nous montre une ouverture et un talent qui sont justement des signes de ce dont sont capables les générations actuelles de musiciens et chanteurs du monde. Pauline a fait partie de la Kreiz Breizh Akademi (Album 5èm Round), elle joue régulièrement avec son comparse Jack Titley dans le duo Horla. Il faut écouter Pauline chanter Devil got my woman de Skip James avec Titley au banjo. Skip James fut le principal représentant de ce qu’on appelle le Bentonia blues dans le Mississippi. Il avait une voix à nulle autre comparable, impossible à imiter. Mais ce que font Willerval et Titley c’est rendre un hommage formidable à un grand bluesman. On peut continuer en écoutant ce que le même duo fait avec le répertoire de Brigitte Fontaine (et d’autres projets dont fait partie la musicienne). Tout cela question de situer l’artiste et de souligner la pertinence dans le choix des musiciens et chanteurs qui constituent le groupe autour de Burger et Marchand.

Et le répertoire de ce disque nous démontre alors ce dont sont capables ces six-là dans une entente parfaite autour de huit titres qu’ils sont arrangés ensemble. Soulignons d’abord une sorte d’unité thématique. Le titre de l’album « Glück Auf » est aussi le titre d’une chanson dédiée aux mineurs alsaciens de la région de Sainte-Marie-aux-Mines (où se trouve le studio dans lequel ont été enregistrées ces chansons). « Bonne chance » disait-on aux mineurs qui descendaient dans les galeries. Il se fait que deux personnes issues de Poullaouen et Sainte-Marie-aux-Mines (respectivement village natal de Marchand et village natal de Burger) ont travaillé dans les mêmes lieux. On va donc parler de la mine dans ce disque mais aussi de la terre et de l’attachement humain à une terre qu’il faut respecter.

On démarre avec « Kazanova » reprise d’Ar Froudennou dont le texte fut écrit par Yann-Fanch Kemener et la musique par Titi Robin. Cette pièce fut jouée par le trio Erik Marchand (Titi Robin, Erik et Hameed Khan sur le disque An tri breur, sur le label Silex). Breton et français sont les deux premières langues alors chantées. Elles seront rejointes per le turc, l’albanais, l’allemand et l’anglais. Ici déjà la section rythmique vient pousser la voix de Burger qui nous déboussole littéralement en jetant les destinations aux quatre coins des musiques possibles ; la gadoulka se fait insistante l‘air de dire qu’on va partir vers des destinations inconnues mais Marchand reprend son chant et l’on comprend d’emblée que le voyage ne va pas être banal. La preuve tombe immédiatement dès le second titre et là, sincèrement, on entre dans une dimension d’une beauté inespérée. Il me faut marquer le coup, d’autant que les autres critiques se sont arrêtés beaucoup trop peu sur ce titre.

Kara Tropak est chanté en turc par Pauline Willerval qui lance sa gadulka dans les évocations lancinantes de l’Anatolie. La rythmique est arcboutée en force derrière la voix et le petit violon. Mine de rien, on plane, on s’envole vers les hauts plateaux et toute la musique turque défile. Particulièrement celles des ashiks, ces bardes d’Anatolie qui chantent leur nature et leurs épopées. Kara Tropak , La terre noire est un titre du célèbre Ashik Veysel qui fut enregistré par Alain Gheerbrant dans les années 50.

Je vénère encore et toujours le double LP publié par Ocora pour nous offrir ces enregistrements qui me firent découvrir l’univers des ashiks. Gheerbrant, disons-le au passage puisque peu connu de la plupart des Français et oublié par d’autres, était un poète, écrivain, explorateur et éditeur (il édita Artaud, Césaire, Bataille…). Il impressionna fortement son petit-fils Benjamin Pitchal qui, dans son livre « La classe verte », cite des extraits d’une conversation avec son grand-père, celui-ci lui disant : « La figure de Veysel reste méconnue en France, alors que c’est le plus grand poète turc du vingtième siècle ». Le texte ici chanté est un magnifique hommage à la terre. Les paroles en sont traduites dans le livret du disque Ocora et Burger en récite quelques extraits essentiels à la fin du chant de Pauline Willerval. Une pièce maîtresse de cet album sans aucun doute. Une pièce essentielle du répertoire turc également – on en trouve de nombreuses versions, de la plus simple à la plus sophistiquée. On peut encore ajouter que le célèbre guitariste Joe Satriani a lui-même écrit un titre en hommage à Ashik Veysel.

De la Turquie on part vers une source d’inspiration chère à Burger : le célèbre Moonshiner caché ici sous le titre C’est dans la vallée. A l’origine, The Moonshiner viendrait sans doute d’Irlande (les Clancy Brothers, Delia Murphy, Sean Tyrrell l’ont chanté).Il faut être Irlandais pour chanter « Si le whiskey ne me tue pas, je ne vois pas ce qui le fera ». La chanson a fait le grand voyage et beaucoup d’Américains l’ont chantée, de Roscoe Holcomb à Dylan lui-même. Burger n’en n’est pas à sa première version mais il emmène ici Erik Marchand dans son sillage et voilà que le Breton se fait folk-blues – après tout les Bretons ont créé plusieurs marques de whisky depuis quelques années ! Et Marchand est en verve, il enchaîne avec La mine où son chant s’envole littéralement dans un hommage remarquable à son maître Manuel Kerjean. On notera que Krismenn a contribué à l’écriture de ce morceau. On est en pleine Bretagne, sans aucun doute ; l’esprit de Kerjean et la voix de Marchand font danser les instruments. Ensuite, Marchand et Willerval nous emmènent dans une nuit albanaise où les deux voix entament une polyphonie à laquelle les chanteurs albanais nous ont habitué. Myriam Guillevic a contribué aux paroles. La gadulka ronronne, les autres ne lâchent pas un rythme envoûtant.

Le titre Waste Land est un arrangement à partir du poème éponyme de T.S. Eliot auquel Burger emprunte quelques extraits adroitement distillés en anglais, en français et en allemand puisque quelques vers du poème sont en allemand. Il faut dire qu’il s’agit là d’un très long poème, très emblématique d’une littérature propre au XXème siècle à la manière d’un James Joyce dans Ulysses. Il faut reconnaître que Rodolphe Burger arrive en quelques 5 minutes à nous en donner une impression profonde et grave et que le chant d’Erik y trouve aussi une place étonnante comme s’il venait planter un décor de cieux au-dessus d’une terre sombre. Les deux chanteurs partent ensuite, bras dessus bras dessous, dans une version réjouissante de John Henry. Réjouissante parce que s’il existe des dizaines de versions de ce chant traditionnel américain, la leur n’est aucunement décevante. Comme me le disait Erik rencontré cet été à Douarnenez, ce John Henry est un phénomène parce qu’il a à la fois gagné contre la machine et pourtant perdu puisqu’il est mort après avoir fourni l’effort nécessaire pour percer un tunnel plus vite qu’une machine nouvelle. Symbole terrible et éternel des drames de l’humanité au travail. Les deux chanteurs se relaient à la perfection, les guitares et oud tissent leurs notes sanglantes, la rythmique percute le travail de John Henry et la gadulka prend des accents d’harmonica. Superbe, y compris pour quelqu’un qui attache énormément d’importance à cette chanson (vous pouvez lire mon article « John Henry ou Stakhanov ? » sur notre site : CLIC ). Enfin, le disque se termine de manière très originale avec une version étonnante d’une chanson des années 80. Il s’agit de Eisbär (L’ours polaire) du groupe suisse Grauzone, groupe de Martin Eicher, frère de Stephan qui d’ailleurs avait contribué au disque. Si Grauzone était dans la veine cold wave, avec un zeste de post punk, Burger emmène plutôt les musiciens vers une sorte de kraut rock revisité où le breton et l’allemand se donnent littéralement la main dans une envolée jouissive et l’on termine l’album en une sorte de clin d’œil hors normes et intemporel qui nous dit quand même que l’ours polaire veut rester dans le froid polaire et ne pas devoir pleurer. Gadulka et oud terminent en une sorte de danse qui invite à la transe, poussés à fond par la rythmique et la guitare. On en sort pour y rentrer…

Voilà me direz-vous une bien logue chronique de disque. Certes mais c’est surtout, à travers cette description succincte des titres, l’envie et le besoin de montrer à quel point un tel disque nous montre que l’on peut évoluer au sein du vaste répertoire des musiques du monde, sans freins, sans limites, sans frontières, sans pudeur… Et pourtant sans que cela soit facile. Ce que font ici ces six musiciens et chanteurs est une prouesse parce que tout se tient. A aucun moment l’auditeur n’a l’impression d’un manque de logique ou d’unité. On progresse à travers l’écoute sans se décontenancer, sans se dire que ce titre n’a rien à faire là où il est. Et pourtant les instruments ne sont pas nés pour convoler, les six langues employées ne sont absolument pas du même tonneau, les protagonistes eux-mêmes viennent de régions et de cultures différentes. Chacun a apporté son bagage et ils ont mis ensemble ce qui pouvait construire non pas une tour de Babel mais une sorte de phare capable de guider les voyageurs entre la Méditerranée, la Mer du Nord, l’Atlantique et la Mer Noire. Ou entre les mines, les landes et les montagnes. Entre les hommes et les femmes d’une multitude de peuples et les différentes façons dont ils se chantent. Tout simplement.

Disque synthèse, disque de voyage, disque de maturité, disque de talent et d’humanité, Glück Auf ! s’impose comme une des plus belles œuvres de ces dix dernières années, voire plus. Et nous montre, magistralement, que le rock, le blues, le folk, les traditions européennes et orientales n’ont pas à se maintenir cloisonnés dans des tiroirs fermés ou jalousement gardés par les cerbères du prétendu authentique. D’autant que le rock est aussi devenu une tradition qui touche sa troisième génération. Les musiques du monde sont un vaste terrain de partage et d’échange.

 Glück Auf ! sur e Label de Rodolphe Burger : CLIC